lundi 19 mars 2012

Note de travail d'Alfred Dogbé du 30 septembre 2011 adressée à Monique Blin. Un instantanné lumineux.


Un de nos premiers mouvements de cœur vis est d’accompagner rétrospectivement Alfred Dogbé dans les derniers moments de sa vie – le vol interrompu – où le projet d’une nouvelle pièce, cuisinée dans une résidence d’auteur au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis du 19 octobre au 25 novembre 2011, avait régénéré son optimisme volontariste.
Avant de s’y rendre, avant de répéter pour la énième fois l’épreuve de l’obtention d’un visa au Consulat de France, il avait rédigé une “note de travail”, promise depuis longtemps, à Monique Blin qui a tenu un rôle central dans cette ouverture.
Lors de l'hommage rendu à Alfred Dogbé au Théâtre Le Tarmac, le 14 mars dernier, cette dernière avait choisi, avec beaucoup de pertinence, de le saluer en lisant cette note qui nous apparaît comme une forme d’autoportrait ou d’instantanné de son cheminement de créateur "debout".

De : Alfred Dogbe <alfreddogbe@gmail.com>
Date : 30 septembre 2011 07:06:52 HAEC
Chère Monique,
Je me présente dans deux heures pour l'entretien au consulat. je pense que ça devrait aller. Je reste nerveux malgré tout.
J'ai retrouvé ce mail que je devais t'adresser depuis la mi-mai pour
te parler de mes activités et du pays. Il n'y a pas de grands
changements depuis. J'ai été sur plein de chantiers très éloignés les uns des autres depuis le début de l'année. Je viens de boucler la 5 ème édition du festival Émergences avec le sentiment qu'effectivement j'ai semé une solide graine. Le festival
est tout simplement devenu le plus important rendez-vous théâtral du pays. Il ne s'y passe pas grand chose. Le festival a aussi servi à le
prouver à tous, même à ceux qui se complaisent dans le vedettariat
local.
Cette année, j'ai organisé un séminaire sur les enjeux et perspectives
de la création théâtrale au Niger. On croyait tenir en deux jours, le
27 et 28 derniers. Les travaux durent toujours. Nous en sommes à la
cinquième session de travail : toutes les troupes et compagnies de
théâtre du Niger. Comme d'habitude, on a commencé par mettre en place une association de plus : le réseau des compagnies de théâtre du Niger.
J'ai poussé tout le monde à bout. On travaille actuellement à élaborer un plan d'action sur trois ans, à fixer des normes qui permettent à chacun de courir l'aventure théâtrale qui l'inspire et qui lui impose des limites, celles que nous sommes en train de nous fixer. C'est laborieux mais je suis content. Le sentiment d'emprunter des sentiers qui débouchent quelque part, d'être dans l'action, dans la fabrication de perspectives nouvelles, de rêver et de faire rêver.
Avec le recul, je dirai que les pesanteurs habituelles m'ont vaincu :
les choses sont restées en l'état de décisions. Il n'y a pas eu de
passage à l'acte.
Pendant que nous préparions le festival, j'ai beaucoup fait de la
politique. En mercenaire, pour ainsi dire. Plusieurs de mes amis ont
été candidats aux élections municipales ; six d'entre eux sont
aujourd'hui maires. Ils ne sont pas tous du même bord. Je ne milite
plus dans aucun parti et c'est couru. Mais tous mes amis candidats
m'ont plus ou moins fortement embarqué dans leur campagne, dans l'élaboration de leurs programmes, et dans ce qu'on appelle ici le plan de développement communal. j'ai beaucoup appris sur ce pays. Et j'ai eu cette fois ci l'occasion d'approcher la machinerie politique de mon pays d'assez près. Je n'en suis pas sorti écœuré mais effrayé : les hommes qui nous gouvernent, ne sont pas comme dirait le poète "en avant". Je leur reconnais une énergie et une conviction que dément leur ignorance des problèmes et des enjeux ! Autant ils sont inventifs et déterminés dans le combat contre les adversaires, autant ils apparaissent démunis, désemparés ou carrément inconscients devant les grands problèmes de la société qu'ils veulent gouverner à tout prix. 
J'ai essayé de vendre à quelques uns le rêve d'une action culturelle qui serait autre chose que de la décoration ou un piège à touristes. Je crois que j'y suis parvenu.  Je crains aussi que beaucoup aient déjà épuisé l'énergie dont ils recèlent. Ils voulaient gagner. Ils ont gagné. Souvent parce qu'il est le fils de...  Jamais parce qu'ils ont mobilisés l'électorat autour d'un rêve. La vieille féodalité africaine est entrain de réussir le recyclage et la reconversion qui n'a pas été possible en Europe après le siècle des lumières.
Pendant ce temps, tout autour de nous, le monde nous donne des
avertissements que personne ne veut prendre pour tels. La Côte
d'Ivoire s'est transformée en un vaste charnier. La Libye est un champ de batailles qui a largement débordé sur le Niger. Le terrorisme d'obédience islamique a pris ses racines partout. Ce qui est nouveau, c'est que certains imans n'hésitent plus à afficher leur soutien ou leur appartenance. Les attaques à mains armées contre les bergers sont devenues une activité très lucrative : c'est ainsi que s'approvisionnent les groupes armées qui se terrent dans le Sahara.
 On sait que ce ne sont pas eux qui se livrent aux attaques. Ils arment d'autres personnes qui prennent ce risque-là à leur place. Les armes de guerre sont en vente libre dans certains marchés ruraux, le long de la frontière malienne, environ 300 euros l'unité.
Le CCFN de Niamey est devenu un bunker. Mais je n'ai pas l'impression que mes concitoyens vivent dans la peur ni même l'inquiétude. On en entend dire que ce sont les problèmes des occidentaux. Comment secouer cette inconscience suicidaire ?
Porte toi bien !
Alfred

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