Mon
cher Alfred,
Tu
pensais toujours pouvoir la tenir à distance mais la camarde, qui prospère dans
le simulacre médical des pays exsangues, ne t’a laissé aucune chance.
Craignant, par dessus tout, ton éternelle et confondante belle humeur - du
terreau pour un miracle - la chienne a profité perfidement d’un moment
imprévisible de solitude : son assaut fut fulgurant.
Pourtant,
quelques jours avant, tu y croyais encore à ce miracle : Béto avait sonné
l’alarme et nous étions déjà quelques sentinelles – à Niamey, Paris, N’Djamena,
Lomé – à te parler et t’écouter au téléphone. Soulagement contagieux :
« je ne suis plus seul », disais-tu, si courageux que les distances
semblaient pouvoir s’abolir. Tu étais acculé et tu comptais sur nous, sur
l’amitié pour te sauver. Ta dernière inspiration.
Plus
tôt encore, te rapprochant du cœur de la souffrance, tu nous écrivais
« être debout ». C’était ta devise, et forcément la nôtre en ton
amitié. Debout : la primauté de l’intelligence solidaire et du rire.
T’avais même pas laissé de place au doute. C’est pourquoi ton effroi, sous les
dards de la douleur, dut s’accompagner d’une incrédulité qui nous hantera en
même temps que nos souvenirs de toi brûleront jusqu’à l’incandescence.
« Oh, ça fait mal » ! m’écrit l’écrivain Jacques Jouet.
«
L’étincelant », tel était le titre de noblesse dont t’avait affublé
Thierry Marignac, un autre écrivain qui, dès le samedi 3 mars, trouvait les
premiers mots pour exprimer[1]
le choc d’où rejaillit, décapitée, notre admiration. Que ton titre d’honneur
soit notre bannière !
Etincelants
affluent nos souvenirs de tes actes. J’imagine leur embrasement, un peu partout
en Afrique et en France, et, déjà, la chaîne qui nous reliait tous à toi,
souvent sans le savoir, sans nous connaître les uns et les autres, se tend .
Elle va pouvoir se montrer aussi explicite que tes écrits et réalisations, si
diverses. Tu n’es pas seul : nous nous mobilisons d’abord pour ta famille,
tes enfants – ta priorité devra être la nôtre.
Pour
eux, pour nous et pour toi, rassemblons nos souvenirs que nous marquerons de ce
sceau. Nous en détournerons l’usage littéraire pour l’appliquer à toutes les
situations, artistiques et
citoyennes où tu étais l’indispensable, l’irremplaçable.
A
Niamey, tu étais partout, comme si la vie artistique et culturelle, de la
capitale et du pays, ne pouvait se dispenser de ton regard, de ton
accompagnement. Une myriade d’ateliers et de coréalisations avec des artistes
d’ici et d’ailleurs ; une myriade de batailles pour défendre la peau des saltimbanques ;
une myriade de représentations théâtrales, de lectures publiques, de
conférences et de rencontres ; une myriade de projets. Tu étais le
« grand frère » toujours réfléchi et rigoureux, toujours disponible,
toujours tourné vers l’avenir, jouant toujours collectif. Je sais dans quelle
dévastation se trouve aujourd’hui toute cette communauté - gens de
théâtre, de musique, de presse, de cinéma, etc.
Quant
à moi – témoin privilégié durant cinq ans de tes derniers paris -, je te dois
tant que je ne peux penser au Niger sans me référer à ton expérience, à ta
résistance et à ta lucidité passionnée, généreuse. Et si je t’ai d’abord
découvert par l’écrit, stupéfait que nous soyons si proches – exactement le
genre d’écrivain et d’expression littéraire qui me passionne en tant qu’éditeur
-, tu m’as ensuite fait concevoir une plénitude et une efficacité au métier
d’écrivain que je n’avais jamais imaginé, jamais espéré.
Combien
j’ai admiré la façon, aérienne et précise, avec laquelle tu passais de la
fiction littéraire - tes étincelantes nouvelles – à la logique théâtrale. Et tu
m’as fait redécouvrir cette joie primaire, incomparable, de partager en chœur
le rire à l’abordage de vérités que l’idéologie masque et détourne. Jamais je
n’y aurai cru sans t’avoir rencontré.
Les
quelques représentations de tes pièces auxquelles j’ai assisté comptent parmi
les moments les plus intenses et les plus éclairants des cinq ans que j’aurai
passé à Niamey. Je me souviens des frissons et des rires qui secouaient le
public de « A l’étroit », cette pièce audacieusement autobiographique
sur la polygamie… Je me souviens des représentations renversantes de
« Burocrasie » et d’avoir vainement tenté d’écrire (mais pour
qui ?)quelque chose à ce sujet pour affirmer que cette pièce était un
sommet du genre rappelant les meilleures créations contemporaines – celles de
Jarry (l’autre Alfred), d’Arrabal ou de Topor. Oui, ton théâtre était « Panique ».
Tu ne le savais pas et tu n’avais d’ailleurs pas besoin de le savoir car tes
pièces faisaient mouche auprès de tous – le peuple et les intellectuels, les
Blancs et les Noirs. Je me disais qu’un jour, lorsque tu serais reconnu comme
une des figures artistiques africaines les plus importantes du moment,
« Burocrassie » serait représentée sur toutes les scènes francophones
du monde comme un classique, un modèle… Je me souviens de « Tiens bon,
Bonkano » et des frémissements qui me parcouraient l’échine lorsque Bonkano-Béto,
devenu général, haranguait brutalement une foule d’affamés – le peuple du
Niger. Un énième coup d’état militaire avait eu lieu quelques jours avant.
Mais il n’y
avait pas, loin de là, que la chose artistique. Tu étais un citoyen parmi tous
les autres citoyens aux prises avec le même mal – la pauvreté où prospère le
mépris pour l’artiste – quand il s’obstine à revendiquer cette identité. Je
songe aux vers de Mikhail Lermontov que Thierry Marignac a traduit pour toi
dans son élégie - L’âme du poète ne put tolérer la petite
monnaie des offenses… Ne serait-ce que tout ce temps perdu à attendre
indéfiniment dans les antichambres ministérielles des subventions promises et
non honorées qui concernaient ta troupe – « Arène Théâtre » – et la
cohorte de celles qui venaient de l’étranger ! Cette « petite monnaie des
offenses » était, le plus souvent, ton quotidien, s’ajoutant aux maux les
plus partagés d’un des pays les plus pauvres du monde. Et malgré cela, malgré
la somme de freins imposée à ton énergie artistique comme à ta liberté, tu ne
perdais jamais ta capacité à rire de tout, à rire du pire, en expliquant de
façon si limpide tout ce que tu savais, y compris le pire, de ta souche
nigérienne. Si j’ai compris quelque chose de ce pays, c’est essentiellement
grâce à toi.
Maintenant que notre foi dans l’inéluctable
rayonnement de ton entreprise est ruiné, je suis convaincu que, tous, nous
n’aurons de cesse de méditer longuement sur autant de qualités, rares et si
fécondes.
Notre devoir est de refuser le néant, en nous
montrant à la hauteur de ton courage et de ton énergie. Alors, je lance un
appel pour que nous - tes amis, tes compagnons et tes enfants – rassemblions
tous tes écrits pour leur souffler une seconde vie, retracions tous tes
accomplissements et collections ces étincelants souvenirs où tu joues le rôle
de l’irremplaçable. Alfred, on ne veut pas, on ne peut pas, te lâcher !
Daniel
Mallerin
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