Il avait été stupéfait par les nouvelles d'Alfred et en avait publié quelques unes dans ses chroniques littéraires et cosmopolites sur internet. Alfred les suivait régulièrement et Thierry en avait fait l'un des dédicataires de son dernier roman Noir, Milieu hostile (Ed La baleine).
Thierry a été le premier à réagir au décès d'Alfred. Le 3 mars, il a publié sur son blog - Antifixion - le témoignage que voici :
Photo Marie-Pierre Cravedi
LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS
La première qualité d’Alfred Dogbé qui vient de nous quitter, mort au Togo hier à l’hôpital, à la suite d’une longue maladie, était à mes yeux son amitié pour mon vieux complice et éditeur Daniel Mallerin avec qui il traînait la nuit dans les maquis, comme on appelle ces débits de boisson plus ou moins légaux, paraît-il légion à Niamey. Daniel était assez seul au Niger, à l’époque récente où sa femme était en poste là-bas, et la communauté d’expats mentalité colons post-modernes, ne fournissait pas beaucoup d’occasions de se réjouir, de faire pleuvoir la bière, de rire et de mater les filles. Je m’inquiétais, mais bientôt apparut Alfred Dogbé qui l’entraîna à sa suite, lui fit apprécier les brasseries et le houblon local, lui donna la sensation de prendre le pouls du pays — se laisser envoûter par la Ville Noire, ses mille rumeurs contradictoires en révolution permanente, bruissement incessant comme des grillons de brousse.
Alfred était écrivain dans un pays où peu de gens savent lire. Il fut le premier à en rire avec moi lors de nos entrevues, à Paris, car, bien que déjà malade, il semblait rire tout le temps, pressé de jouir de l’instant, du plaisir d’être ensemble, de goûter la bière belge que je lui fis découvrir un soir d’automne — dans l’ivresse de la plaisanterie, du paradoxe, passer du bon temps avec votre bien obligé, étiqueté « anar de droite », puisqu’il faut des étiquettes. Il absorbait les informations que je lui fournissais sur les bas-fonds noirs de New York, dont je revenais, comme un buvard. Il y reconnaissait ses marques d’instinct, déjà chez lui, dans un ailleurs que je lui évoquais, en riant moi aussi, de mes bévues, de mes surprises de Blanc. Il avait lu mon roman Renegade Boxing Club, grâce à Daniel Mallerin, alors je lui parlais de la façon dont « Big » Steve Felton, mon camarade entre tous de la Ville Noire américaine, se servait de moi pour communiquer avec son propre fils, et inversement. « Oui, répondit-il, quand je veux dire quelque chose à mon père, j’en parle à ses potes ».
Alfred était écrivain, dans un pays de tradition orale, l’un des plus pauvres du monde. Alors il écrivait du théâtre. Un type comme Alfred était suspect sous les régimes approximatifs des post-colonies, alors il procédait par allusions, ellipses, gags. Alfred était très respecté chez lui. Alfred savait tout, constamment informé par la rumeur de Niamey. Avec la Phrance, Alfred jouait un jeu, plein de ruse et de franchise simultanées. Je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu par les pasionarias des sans-papiers — pataugas, bonne conscience et subventions — qui l’invitaient à Paris, mais pourquoi refuser la manne ?… J’étais 100% avec lui sur ce coup-là.
La première qualité d’Alfred Dogbé qui vient de nous quitter, mort au Togo hier à l’hôpital, à la suite d’une longue maladie, était à mes yeux son amitié pour mon vieux complice et éditeur Daniel Mallerin avec qui il traînait la nuit dans les maquis, comme on appelle ces débits de boisson plus ou moins légaux, paraît-il légion à Niamey. Daniel était assez seul au Niger, à l’époque récente où sa femme était en poste là-bas, et la communauté d’expats mentalité colons post-modernes, ne fournissait pas beaucoup d’occasions de se réjouir, de faire pleuvoir la bière, de rire et de mater les filles. Je m’inquiétais, mais bientôt apparut Alfred Dogbé qui l’entraîna à sa suite, lui fit apprécier les brasseries et le houblon local, lui donna la sensation de prendre le pouls du pays — se laisser envoûter par la Ville Noire, ses mille rumeurs contradictoires en révolution permanente, bruissement incessant comme des grillons de brousse.
Alfred était écrivain dans un pays où peu de gens savent lire. Il fut le premier à en rire avec moi lors de nos entrevues, à Paris, car, bien que déjà malade, il semblait rire tout le temps, pressé de jouir de l’instant, du plaisir d’être ensemble, de goûter la bière belge que je lui fis découvrir un soir d’automne — dans l’ivresse de la plaisanterie, du paradoxe, passer du bon temps avec votre bien obligé, étiqueté « anar de droite », puisqu’il faut des étiquettes. Il absorbait les informations que je lui fournissais sur les bas-fonds noirs de New York, dont je revenais, comme un buvard. Il y reconnaissait ses marques d’instinct, déjà chez lui, dans un ailleurs que je lui évoquais, en riant moi aussi, de mes bévues, de mes surprises de Blanc. Il avait lu mon roman Renegade Boxing Club, grâce à Daniel Mallerin, alors je lui parlais de la façon dont « Big » Steve Felton, mon camarade entre tous de la Ville Noire américaine, se servait de moi pour communiquer avec son propre fils, et inversement. « Oui, répondit-il, quand je veux dire quelque chose à mon père, j’en parle à ses potes ».
Alfred était écrivain, dans un pays de tradition orale, l’un des plus pauvres du monde. Alors il écrivait du théâtre. Un type comme Alfred était suspect sous les régimes approximatifs des post-colonies, alors il procédait par allusions, ellipses, gags. Alfred était très respecté chez lui. Alfred savait tout, constamment informé par la rumeur de Niamey. Avec la Phrance, Alfred jouait un jeu, plein de ruse et de franchise simultanées. Je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu par les pasionarias des sans-papiers — pataugas, bonne conscience et subventions — qui l’invitaient à Paris, mais pourquoi refuser la manne ?… J’étais 100% avec lui sur ce coup-là.
Alfred souffrait d’un conflit interne déchirant, puisqu’écrivain, il ne pouvait s’exprimer chez lui que par l’intermédiaire d’acteurs, d’une scène, etc, une contrainte qu’il avait appris à aimer — et ses pièces étaient remarquables — mais qui lui pesait parfois. Je lui arrachais un de ses rires les plus sonores, en citant l’écrivain « libérationniste » noir américain Greg Tate dans son essai sur Jean-Michel Basquiat : « If you wanna hide something from a nigger, put it in a book ». Alfred avait l’admiration la plus pure pour la légende littéraire de Paris, ses émerveillements de jeune homme : Cendrars, Appolinaire, Soupault, Desnos, Céline, j’en oublie… À cet égard, il était d’une superbe franchise d’artiste, impossibles à nos errements de « civilisés » du troisième millénaire. J’eus le rare privilège d’être témoin de son envie de roman. Mon Renegade Boxing Club, et c’est encore un privilège, l’avait réveillée. Il avait tenté d’en écrire un, « Mais Thierry, me confia-t-il, je ne m’en sortais plus, j’avais cinquante personnages !… ». Je venais de lui dire qu’il fallait en limiter le nombre.
Alfred avait un humour spontané à enseigner à l’école. Lorsque je l’entraînais — après quelques Duvel — chez des amis russes bouffer un Plov plat d’Asie Centrale, riz et agneau épicés, sa seconde femme l’appela au téléphone, à l’instant même où je faisais les présentations. Devant une de mes amies d’origine turkmène, il déclara à son épouse : « Je suis avec la plus belle femme de Paris. Quel bon vent t’amène ?… » avant d’éclater de rire.
Ensuite, comme mes amis russes — rescapés à grand peine du « communisme réel », cette machine à broyer les hommes — semblaient s’alarmer de ses idées « progressistes », Alfred raconta l’histoire suivante :
Dans sa jeunesse idéaliste, il avait rejoint une guérilla « guévariste » quelque part en brousse. Cours de communisme sous la tente, courses dans la poussière avec des Kalachs version commando rouge. Un matin, nos « Guérilleros », apprirent par la radio que leur chef était devenu le nouveau ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement. Après un long conciliabule, les « Guérilleros » déterminèrent que ce chef, outre s’être enrichi de la manœuvre, les avait sans doute vendus. Branle-bas de combat, chacun — pour sa peau — cherchait à se tirer sans faire de vagues, profil bas, et on verra plus tard. La ville la plus proche, d’où l’on pouvait rentrer chez soi, était quelque part, à des centaines de kilomètres à la boussole dans ce quasi désert. Les « Guérilleros » mirent le cap sur cette ville, mais chacun pour soi. Heureusement pour lui, Alfred se perdit et échoua dans un coin perdu, chez des bergers pas très amicaux, qui l’exploitèrent pour les travaux les plus difficiles, et ne revint à Niamey que plusieurs mois plus tard. Ses « camarades » s’étaient tous faits pincer par l’armée du régime dans la fameuse ville du désert, et croupissaient en prison. La conclusion d’Alfred rassura mes amis russes : « Depuis, je me méfie de l’idéalisme… ». Et puis — vais-je lasser le lecteur ? — il éclata de rire.
Ensuite, comme mes amis russes — rescapés à grand peine du « communisme réel », cette machine à broyer les hommes — semblaient s’alarmer de ses idées « progressistes », Alfred raconta l’histoire suivante :
Dans sa jeunesse idéaliste, il avait rejoint une guérilla « guévariste » quelque part en brousse. Cours de communisme sous la tente, courses dans la poussière avec des Kalachs version commando rouge. Un matin, nos « Guérilleros », apprirent par la radio que leur chef était devenu le nouveau ministre de l’Intérieur du nouveau gouvernement. Après un long conciliabule, les « Guérilleros » déterminèrent que ce chef, outre s’être enrichi de la manœuvre, les avait sans doute vendus. Branle-bas de combat, chacun — pour sa peau — cherchait à se tirer sans faire de vagues, profil bas, et on verra plus tard. La ville la plus proche, d’où l’on pouvait rentrer chez soi, était quelque part, à des centaines de kilomètres à la boussole dans ce quasi désert. Les « Guérilleros » mirent le cap sur cette ville, mais chacun pour soi. Heureusement pour lui, Alfred se perdit et échoua dans un coin perdu, chez des bergers pas très amicaux, qui l’exploitèrent pour les travaux les plus difficiles, et ne revint à Niamey que plusieurs mois plus tard. Ses « camarades » s’étaient tous faits pincer par l’armée du régime dans la fameuse ville du désert, et croupissaient en prison. La conclusion d’Alfred rassura mes amis russes : « Depuis, je me méfie de l’idéalisme… ». Et puis — vais-je lasser le lecteur ? — il éclata de rire.
Ce qu’il y a de tragique, c’est que j’entretenais pour Alfred une admiration sans mélange. Publiant ses nouvelles dans mon ex blog « Chroniques Marignac », j’étais soufflé par ses contes cruels de l’Afrique, que nous republierons bientôt ici. Je l’avais appelé « Alfred Dogbé l’étincelant » tant sa narration implacable m’avait éberlué de précision et d’intelligence, et je cherchais à le persuader qu’il en serait de même avec un roman, s’il prenait le problème à l’endroit, une très longue nouvelle, petit frère, pas plus, vas-y. Je les attends les petits apparatchiks du « noir » français et leurs constructions bâclées, leur « style » bégayant en rond — pas un qui puisse s’aligner avec Alfred, diamant brut. Peut-être grâce à Renegade Boxing Club, la Ville Noire et la référence russe post-communiste — tant aimée dans la jeunesse d’Alfred, chez mes amis russes, il comprenait la moitié au moins de mes traductions dans la langue de Pouchkine — toutes deux omniprésentes dans ce roman, peut-être la chaîne de l’amitié à travers Daniel Mallerin , je jouissais à ses yeux du prestige du romancier de Paris. Et je m’étais juré de le suivre pas à pas dans sa réalisation du rêve romanesque. La vie, cette chienne, ne nous a pas permis d’aller plus loin. J’y croyais encore, en faisant d’Alfred un des dédicataires de Milieu Hostile, que je n’eus même pas l’occasion de lui donner. Sa mort soudaine est encore — ils s’accumulent — un rendez-vous manqué du destin. Avec un des plus remarquables esprits créatifs qu’il m’ait été donné de croiser. Je céderai la place à Lermontov, en cette soirée de deuil, pour dire ma peine, et celle de ceux qui ont connu et aimé Alfred Dogbé.
LA MORT DU POETE (extrait)
Mikhail Lermontov
(Traduit par Thierry Marignac)
Mikhail Lermontov
(Traduit par Thierry Marignac)
Le poète a péri — victime de l’honnêteté
Tombé, par la rumeur calomnié
Cœur de plomb et soif de vengeance
Flétri, la tête pleine de fierté,
L’âme du poète ne put tolérer
La petite monnaie des offenses…
Tombé, par la rumeur calomnié
Cœur de plomb et soif de vengeance
Flétri, la tête pleine de fierté,
L’âme du poète ne put tolérer
La petite monnaie des offenses…
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