J'essaie de décrire cette espèce de zone incertaine où l'on ne sait plus vraiment comment se construire (interview A.D. 2006).
Photo Marie-Pierre Cravedi |
On s’en souvient : le dernier pari d’écriture d’Alfred Dogbé, c’était cette pièce - Fête la paix ! – qu’il avait commencé à écrire sous la houlette de l’association A mots découverts lors d’une résidence 19 octobre au 25 novembre 2011 au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.
Pour une fois, Alfred n’était pas parti d’un récit – sa façon de transposer une nouvelle pour la scène : il avait écrit quelques scènes de façon à ce qu’elles soient aussitôt lues. Et c’est leur lecture par l’association qui l’avait galvanisé. Ses auditeurs étaient devenus des partenaires d’une écriture à venir.
Ces scènes écrites sur le pouce tournaient autour de l’existence, réelle ou fabriquée, d’un Front Révolutionnaire pour l’Action Populaire (FRAP) au sein de
la République de Cinibayi…
Dans une scène, un chiffon de papier – un tract du FRAP comme un sortilège – sème zizanie entre deux amis dont l’un déclare adhérer au FRAP dans une apologie du courage tout en déclarant que c’est une invention du gouvernement. L’autre ami, dans la scène suivante, se fait considérer comme un pleutre par sa propre femme :
TAMAR. - Toutes les filles rêvent d'un homme fort, un héros qui n'a peur de rien. Je te regarde trembler dans ta culotte. Je me dis : mon homme est un froussard mais je l'aime !
KASKO. - Honnêtement, je n'ai pas envie de souffrir et de mourir pour un truc que je ne comprends même pas.
TAMAR. - Tu ne comprends pas que ce pays sombre parce qu'il est dirigé par des gens qui ne pensent qu'à eux-mêmes ? Tu ne comprends pas que ton travail est tellement mal payé que nous ne nous marierons jamais si ça continue ? Il te faut quoi pour comprendre que toi aussi tu aurais pu faire de grandes études à l'université ?
KASKO. - Tu mélanges tout !
TAMAR. - Tout fait un. La première des arnaques dont nous sommes victimes, c'est celle qui consiste à nous faire croire qu'on va résoudre nos problèmes un par un, et séparément. Là aussi est la cause des échecs. Il faut une solution d'ensemble, une approche globale.
KASKO. - Dis donc ! C'est toi qui fais de la politique !
TAMAR. - Oui. Je fais partie de la coordination locale du FRAP.
KASKO. - Tu es membre du FRAP ?
TAMAR. - Depuis huit mois. Je ne t'en ai jamais parlé parce que je sais ce que tu penses.
KASKO. - Tamar ! C'est notre mort !
La zizanie et la suspicion gagnent du terrain…
Le tableau suivant : une cellule où est emprisonné un professeur suspecté d’être le chef du FRAP et où l’on vient d’y jeter un avocat commis d’office. Survient le commissaire Doudou (bombardé chef de la division de la sécurité d'État avec des pouvoirs exceptionels. Il ne rend compte qu'au Général-président lui-même).
Le commissaire a préparé un document pour chacun des deux qu’il entend leur faire signer :
DOUDOU. - Ce sont vos aveux complets.
GRENA, déchire le document. - Je n'ai rien à avouer. Combien de fois faut-il que je vous explique que je ne suis pas celui que vous recherchez !
DOUDOU. - Ces documents n'existent qu'en trois exemplaires originaux. Ils sont classés top secret. Quand vous serez plus calme, je vous remettrai un autre exemplaire à signer.
TONTONI. - Il ne signera rien du tout.
DOUDOU. - Si. Vous signerez tous les deux. On n'a pas le choix !
GRENA. - Qui, on ?
DOUDOU. - Nous tous ? Vous, moi, le boss, la république de Cinibayi et tous les pays amis. Il faut que vous, professeur Grena, vous soyez le professeur Nogari, président du FRAP. E cher, cher cousin, son bras droit.
TONTONI. - Vous délirez !
DOUDOU. - C'est la situation qui l'exige. Le général-président s'est engagé devant la communauté internationale à signer un accord de paix avec le FRAP.
GRENA. - Qu'est-ce que j'ai à voir dans tout ceci ?
DOUDOU. - Tout. Le FRAP existe bel et bien. Mais c'est un amas de petits groupes plus ou moins armés. Aucune coordination. Aucun centre. C'est juste un label que n'importe qui revendique. Il nous faut un chef. Il nous faut un interlocuteur. Vous avez le profil idéal.
GRENA. - Quelles sont ces histoires ?
TONTONI. - C'est l'histoire. La grande. Elle vous a choisis.
GRENA. - C'est un piège ?
TONTONI. - je ne sais quoi penser ?
DOUDOU. - Si ça peut vous aider à décider, je vais vous avouer ceci. Je suis convaincu que Le FRAP n'est qu'une farce, au mieux un bobard sorti de l'imagination fertile de nos compatriotes, au pire une machination des colonels pour justifier leur refus de lâcher les rênes du pouvoir... Oui oui, je crois que c'est une combine machiavélique dont j'ai été, dix-huit mois durant, la dupe de bonne foi et le bras ensanglanté. Je ne suis pas un incapable. J'ai fait tout ce qu'on peut faire pour identifier et attraper ce professeur Nogari. Toutes les pistes aboutissent aux portes des casernes de la capitale et au palais. On m'a utilisé. Pour éliminer tous ceux qui pourraient fausser les calculs des stratèges du parti - état. Pour contraindre la communauté internationale à financer le plan décennal de démocratisation des institutions publiques de Cinibayi. Mais entre-temps, les jeunes ont cru au FRAP. Et le FRAP est devenu une monstre sans tête. Si ça continue, c'est le chaos. Il faut que quelqu'un de bien prenne les commandes. Allez je vous laisse réfléchir ! On vous apportera toutes les commodités pour passer une nuit relativement confortable. À demain !
Sort le Commissaire Doudou.
GRENA. - Il se fout de nous ?
TONTONI. - J'aurais vraiment préféré qu'il en soit ainsi.
Ce sont les derniers mots écrits par Alfred Dogbé pour Fête la paix ! C’est un document éloquent car on y reconnaît parfaitement les thèmes qui lui étaient chers et qu’il développait notamment dans un projet de roman, et aussi comment il était tenté de chevaucher la logique absurde de la manipulation politique.
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