Parmi les nouvelles inédites qu’Alfred m’avait confiées et que j’avais transmis à Thierry Marignac pour son site littéraire, il en est une qui n’avait pas retenu son attention car elle ne lui semblait pas aussi moderne (urbaine) que les autres. N’ayant jamais mis les pieds en Afrique, il n’en avait pas saisi l’apostrophe habituelle. Pour ceux qui connaissent le Niger, et le continent, il en sera autrement : ce vrai faux « conte africain » traduit, autant que ses autres récits et farces tragiques, la matière du tissu social du pays actuel.
Ecrite à la première personne, la nouvelle "Les yeux du chef", se présente comme un souvenir d’enfance. Je n’ai jamais demandé à Alfred quelle en était la part autobiographique – la fable morale prime – mais quel Nigérien d’aujourd’hui ne partage pas, dans sa forteresse mentale et sa sensibilité, un tel héritage ? L’empreinte de la magie où la coercition se déguise : le mensonge africain qui joue le même rôle que ce que nous nommons l’idéologie. Dans cette nouvelle, la force du tragique propre au travail littéraire d’Alfred Dogbé est toute aussi brutale que dans d’autres textes. Le scandale et l’indignation sont perceptibles autant que le désir d’en découdre, joyeusement, et ironiquement, avec la tradition du « conte africain ».
J'ai dans la mémoire une lointaine journée qui m'apprit que les yeux de chef voient loin.
J'avais douze ans.
A l'époque, un mystérieux voleur de bétail sévissait. Tous les soirs, le retour des troupeaux plongeait le village dans la désolation. Tous les soirs, plusieurs familles déploraient la disparition d'une vache ou d'un bœuf. Tous les soirs, les gens promettaient une punition exemplaire au voleur. Mais le voleur était insaisissable. Invisible même, assuraient ceux qui préconisaient de ne plus envoyer les bêtes au pâturage. Et ils étaient de plus en plus nombreux. Le chef du village s'opposait de toute son autorité à ce qu'il considérait comme une démission grave. Mais il n'était soutenu que par quelques sages qui enseignaient en vain qu'on ne doit pas renoncer au sommeil par crainte de la mort.
Les gens décidèrent de garder leurs bêtes au village. Les vols cessèrent. Le transport du fourrage et de l'eau occupait tout le temps mais on ne parvenait pas à éteindre la faim ni la soif des bêtes. Et chaque livraison déclenchait de violents combats dans les enclos qui résonnaient de beuglements affolants à longueur de journée et même tard dans la nuit. Finalement, on se souvint de la parole du sage. Les troupeaux reprirent le chemin du pâturage. Le voleur aussi. Il déjouait tous les stratagèmes qu'on avait échafaudé pour le surprendre. Et les gens se consolaient en imaginant les châtiments qu'ils infligeraient le jour de la vengeance et de la justice.
Un jour, nous surprîmes le voleur. Ce jour-là, mes compagnons et moi, nous revenions d'une infructueuse partie de chasse, avec nos lance-pierres, nos flèches et nos arcs. Nous rentrions par les pâturages en bruyante conversation. Nous nous plaignions de la rareté du gibier, nous accusions la malchance, nous riions de nos maladresses, et racontions les prises des jours fastes. Aux abords du village, nous surprîmes un homme qui volait un bœuf.
L'homme se retrouva cerné comme un lapin loin des buissons. Le voici donc le voleur de bœuf! Celui qu'on recherchait depuis des mois, nous le tenions! Justice allait être faite! Et grande serait notre gloire!
La prise était grosse, en effet. C'était un notable influent à la cour du chef. Un patriarche que nous honorions tous jusque à ce jour. Le vieillard dissimula le corps du délit dans son chapeau, l'ajusta sur sa tête, puis simula l'indignation.
- Seriez-vous fous? Auriez-vous bu ou fumé quelque substance maléfique? Et puis voler un bœuf! Bon dites-moi où il est ce bœuf? Montrez-le moi, bande d'insolents!
Les bras croisés sur la poitrine, il nous dévisageait l'un après l'autre. Il nous défiait. Et nous tremblions de colère impuissante.
Le vicieux vieillard, il savait! Aucun d'entre nous n'oserait toucher à son couvre-chef. A l'époque, tout n'était pas encore confondu: les grands et les petits, les hommes et les femmes, le chasseur et le gibier, le permis et l'interdit, la gauche et la droite, le vrai et le faux; chacun connaissait sa place et s'y tenait.
- Laissez-moi partir et je ne dirai rien à vos parents. Je vous ai vu naître l'un après l'autre comme j'ai vu naître vos pères. Avouez que vous êtes trompés et je vous pardonnerai. Vous êtes, tous, mes petits-fils.
Nous contraignîmes le gibier de potence à nous suivre jusque devant le chef.
Là, devant l'assemblée des notables, devant toute la communauté réunie, le sénile délinquant s'accapara le rôle du plaignant.
- Chef, ces enfants m'accusent de vol. Ils prétendent que j'ai dérobé un bœuf, qui se trouverait caché dans ce chapeau. Moi! Malgré ma barbe, malgré mes trente petits-fils! Ils m'ont conspué comme un voyou surpris en plein marché!
Il se tut brutalement, se retourna vers l'assistance, les bras légèrement écartés du corps, les mains ouvertes, la poitrine offerte. Et tout son corps tressaillait de spasmes. Un martyr à l'agonie.
Dans l'assistance, on levait les bras au ciel. On se couvrait la bouche des deux mains. On ouvrait grandement les yeux. On regardait le vieillard éhonté avec compassion. On nous montrait avec horreur. Et on pointait des index apitoyés sur nos parents. Et nos parents baissaient leurs yeux embués de honte. Le voleur de bétail n'avait pas fini. Il se mit à genoux, face au chef, puis se découvrit.
- Ô chef! Je remets, entre tes respectables mains, mon chapeau et mon honneur. Examine ce couvre-chef avec tes yeux de chef, avec tes yeux de sage! Regarde, toi sur qui repose la paix de ce village! Et dis-nous si mon chapeau contient ne serait-ce qu'un œuf!
Tout le monde se mit à parler fort. On pria le chef de ne pas accepter le chapeau. On supplia le vieillard de couvrir sa tête. On exigea les excuses de nos parents. On présenta des excuses en notre nom. On nous accusa de folie furieuse. Nous, nous étions sûrs de notre fait.
- Ce n'est pas un mensonge! Regardez dans son chapeau!
- Monstrueux menteurs, taisez-vous!
- Nous l'avons vu ! Regardez donc dans son chapeau!
- Taisez - vous! Effrontés, mal nés, mal éduqués, mauvaise graines!
Les gens se mirent à crier, à nous insulter, à nous menacer de gifles, de coups de chicotte, des coups de pied dans le derrière, de malédictions.
Soudain le chef se leva de son siège. Le silence revint.
Alors seulement le chef prit le chapeau des mains du puissant délinquant. Le chef examina longuement le chapeau. Puis il releva la tête pour se figer dans une parfaite immobilité. Nous étions suspendus à ses lèvres, au moindre de ses gestes. Son visage était impassible. Son regard enveloppait toute l'assistance. Son regard pénétrait chacun. Son regard déchiffrait quelque chose au-delà de mon horizon. Ses yeux portaient loin, très loin devant, très loin derrière. Le chef se racla la gorge. Nous cessâmes de respirer. D'une voix claire et sans appel, le chef décréta que le chapeau était vide.
On nous infligea ce jour-là, une punition dont je garde encore la mémoire.
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