Dans la dernière livraison de « L’Atelier du roman » (revue trimestrielle de la Maison Flammarion) intitulée « De l’Afrique au roman et vice versa », l’écrivain Jacques Jouet tient un passionnant dialogue avec trois écrivains africains qui n’ont pas (encore) écrit de roman : Idi Nouhou (Niger), Hermas Gbaguidi (Bénin) et Alfred Dogbé.
Le dialogue avec Alfred est terriblement émouvant parce qu’il révèle son dernier état d’esprit devant l’écriture – la publication date de décembre - et, aussi, sa profonde adhésion au principe du dialogue - son besoin vital. L’entretien est fascinant par la précision avec laquelle « l’homme qui rit » exprime sa perception des impasses qui le guettent, tout en se prêtant, avec une sincérité confondante, à la frivolité de l’exercice : Je les ai questionnés sur le terrain du roman possible, considéré comme un art, et lié à un nom propre de gros calibre : « l’Afrique » (Jacques Jouet).
Pourquoi Alfred n’avait-il pas (encore) écrit son roman ? Parce qu’il était entravé par des contraintes qui le dévoraient - pour faire vivre sa famille. Parce qu’il était trop pauvre, comme la plupart de ses concitoyens. Parce qu’il ne pouvait jamais – sauf de rares fois à Paris – être seul. Il faut avoir ces vérités crues en tête avant d’entrer dans les arcanes de sa pensée et de deviner les risques qu’il était prêt à prendre.
La boucle du dialogue :
Alfred Dogbé – … Chaque fois qu’il m’arrive, en cours de route, de désespérer d’un projet d’écriture – quel qu’il soit -, c’est précisément parce que j’ai eu le sentiment d’avoir perdu le contact avec la réalité, d’avoir été piégé, envoûté par des préoccupations techniques et formelles. A la limite, c’est une sorte de culpabilité que mon éducation littéraire m’a innoculée. Les gens qui m’ont donné le goût des lettres ont mis entre mes mains des livres et des auteurs qui ont compté par leur engagement social et politique. C’est un héritage très fort. Pesant, aussi. L’exercice, le défi, c’est de rester dans la création. Le plus difficile. Il ne reste pas moins vrai que la « réalité » elle-même est devenue si fuyante, si diverse, si intense qu’on a le tournis, le sentiment de ne pas suivre, d’être largué par les événements. Et voici déjà le doute qui paralyse : qu’est-ce que je sais vraiment ? Qu’est-ce que j’ai vraiment compris de ce qui se passe autour de moi ?
Jacques Jouet – Pour moi, il faudrait arriver à être à la fois le romancier le plus technique, le plus formel et le plus présent au monde possible. Le formel n’est nullement opposable à la lucidité. La « compréhension, cela dit, justifie qu’on ait des scrupules. Mais quel peut être, selon toi, le lieu de la compréhension romanesque ?
Alfred Dogbé – Question difficile. Et qui tombe à un moment assez particulier. Deux amis, dont le dramaturge et poète camerounais Kouam Tawa, viennent tour à tour de me faire remarquer que mes textes sont comme expurgés de ce que j’ai vraiment à dire du monde ; que lorsqu’on me lit après avoir passé une soirée à discuter avec moi, on a comme l’impression d’une dilution du propos. J’ai entendu : autocensure. J’ai entendu, formulé comme une amicale injonction, ce que je me reproche sourdement depuis quelques temps, et que, dans les mauvais jours, je vis comme la preuve d’une certaine impuissance, une limite que je n’arrive pas à franchir. Si je suis confus, c’est parce que je n’arrive pas à dire quel est mon problème. Ecartons la paresse. Ce n’est pas exclu, mais écartons ! Je sais raconter. Je veux raconter des histoires qui soient, et pour moi et pour le lecteur, un chemin pour nommer et comprendre. Mais dès que je passe à l’acte, je me retrouve en train de contraint de constater que je n’ai pas franchi une certaine limite. Cette limite, au point où j’en suis, j’ai parfois envie de l’appeler posture. D’autres fois, je l’appelle manque d’audace, séduction de la facilité, ou pire. Autant je suis enthousiaste en commençant, autant je suis frustré dès que le texte commence à prendre corps. Ce parcours de déception, je le vis aussi bien en écrivant du théâtre qu’en écrivant une nouvelle ou en m’essayant au roman. Autant je « comprends » que les contraintes exigences du spectacle théâtral m’aient fait dériver vers une sorte de service minimum du sens, autant je ne comprends pas que la même chose m’arrive dans la prose romanesque. Parce que j’y ai espéré une liberté plus grande, que je n’ai pas pu saisir. Jusqu’à présent. Je n’ai pas non plus renoncé. Je veux écrire ce qu’on appelle une grande œuvre, un alliage féroce de réussite formelle, d’enracinement dans le présent du monde et de lucidité. Je soupçonne que le terrain de ma quête est dans la structure de l’œuvre autant que dans les personnages que je raconte. C’est par là que je cherche. C’est là aussi que je m’égare et me déçois. Je sens aussi, et de plus fortement, que ce n’est pas le genre qui me pose problème. Il y a comme un travail à faire sur moi même, sur mes propres convictions, sur ma propre peur de me tromper sur ce que je crois vrai, juste et beau, une sorte d’ascèse qui serait la matière et la démarche du projet d’écriture lui-même. Je me relis et j’ai envie de te remercier très fort pour cette question particulièrement. Peut-être ne l’ai-je même pas compris, peut-être n’y ai-je pas répondu, mais en essayant d’y répondre, j’en suis arrivé à formuler le seul sujet auquel j’ai envie de me frotter : raconter comment j’essaie de comprendre le monde et comment il me glisse chaque fois entre les doigts.
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