mardi 29 mai 2012

Le défi - suite


A la fin de l’année 2007, plus de six mois après la première édition du Festival Emergences Alfred attend toujours la deuxième moitié de la subvention accordée par le gouvernement, qui lui permettrait d’en solder les comptes et donc d’empêcher une inéluctable prolifération de conflits.
En préparant – déjà ! - la deuxième édition, il pressent alors l’engrenage de surinvestissement qu’il a lui-même mis en place Dans un long entretien, il me dit l’origine de l’idée et comment elle s’est muée en un défi politique : l’utopie à l’épreuve du feu.

Extraits
Photo Marie-Pierre Cravedi

Au départ

… Nous voulions cantonner le festival dans la Commune Cinq, sur la rive droite. Nous vivons là pour la plupart. Elle est un  peu spéciale : c'est la seule « commune universitaire » du Niger : entre 15 et 20 000 étudiants et enseignants y habitent. Une population scolaire d'environ 50 000 personnes. Mais la Commune Cinq, c'est aussi 5 ou 6 villages qui ont vu la Ville s'installer tout autour. La vie villageoise existe toujours et se mêlé à celle de cette espèce de cité-dortoir pour fonctionnaires et travailleurs du secteur moderne qui partent travailler de l'autre côté du fleuve et reviennent le soir à 20h pour s'installer devant la télé. C'est ce public-là qu'on visait au départ.

… On en est arrivé à vouloir occuper les 5 communes par une série de hasards, et je dirais même par désespoir. Pendant si longtemps on a eu du mal à faire bouger la Commune Cinq, à faire en sorte que la mairie accepte de jouer le jeu ! On a commencé à se dire : « s'ils ne réagissaient pas » ? Et c'est comme ça qu'on s'est étendus. Et après, tout a fait corps. La plupart des responsables communaux de la culture se connaissent. Il y eut des échanges de tuyaux, des propositions… Quelques fois une personne de la Commune Cinq nous donnait un contact dans la Commune Deux. C'est un peu comme ça que les choses se sont faites. En termes d'animation, notre objectif était la proximité. Pour faire simple : presque tous les centres culturels de Niamey ont quelque chose de maudit. Les Centres de Jeunes sont les anciennes Samariya, les organisations de jeunesse pilotées par le régime militaire. Quand j'étais au lycée, il n'était pas question qu'on me voit à la porte d'un tel bâtiment parce que c'était le lieu où la jeunesse récupérée hurlait. Ce n'étaient donc pas des lieux fréquentables pour les gens bien…

Le CCFN est devenu comme le lieu de l'élite lointaine, européanisée, avec ses coopérants et ses artistes, qui ne sont pas d'ici puisqu'ils ont des dreads. C'est donc un autre Niamey.

La maison de la culture Dialo Sékou et le Centre Oumarou Ganda ne sont que du béton. Ils ont perdu leur vocation de lieu de spectacle. Ce sont, dans les meilleurs des cas, des lieux de réunion politique, et c'est valable pour l'ensemble du Niger. Pour nous, artistes, c'est un défi : on ne peut pas continuer à se plaindre de ne pas pouvoir jouer et accepter que ces lieux continuent à être infréquentables. On a la chose et on ne l'utilise pas. Il fallait essayer ça. Niamey peut retrouver de l'animation par les activités de proximité, c'est un peu écrit dans la géographie de la ville d'aujourd'hui, qui a quand même 50 km de part en part, avec des moyens de déplacement extrêmement limités. On a comme des îlots, qui sont côte à côte. Et peut-être qu'il faut commencer par là : donner une vie commune à chacun de ces îlots. Niamey n'est pas encore une monstrueuse ville de béton. Il faut en profiter et réussir à fédérer quelque chose autour.

Stratégies

Et puis, le défi s’était démultiplié lorsque le projet fut en phase de concrétisation. Il avait fallu que les baladins, qui devaient jour après jour assurer leur subsistance et celle de leur famille, se substituent à une entité collective – peut-être introuvable – qui représenterait le théâtre du Niger.

… A partir du mois de décembre, toutes les compagnies du Niger ont adhéré au projet et se sont donnés rendez-vous au Festival. Au total 18 compagnies avec une activité perlée. Pas plus de 3 compagnies, travaillant à l'année, qui pouvaient dire qu'elles avaient créé un spectacle par an sur les 3 dernières années – « Les Tréteaux » sont les seuls à pouvoir prétendre donner plus de 20 représentations par an sur les 5 dernières années. Une réalité très fragile. Mais, une fois que la possibilité était ouverte, le rendez-vous s'imposait naturellement. Il fallait affirmer notre présence et notre désir de faire du théâtre sur la place publique.
… Nous avons énormément démarché le privé. Toutes les grandes entreprises publiques ou semi publiques du Niger consacrent 0,40 ou 0, 50 % de leur budget à l'action sociale culturelle. On ne sait pas ce que ces sommes devient réellement, mais elles existent. Nous avons donc essayé d'émarger sur ces budgets. Ça n'a pas du tout, du tout, du tout, marché, mais on sait pourquoi ! On sait qu'il n'y a que deux options : ou ça marche par relation, par « copinage », ou on essaie de faire en sorte que le milieu réussisse à convaincre ces entreprises de nous acheter à l'année 2,3, 10, 20 spectacles, et même pour les enfants de leur personnel. Il y a quelque chose comme ça à structurer. Mais ce travail énorme était incompatible avec nos délais. Nous n'avons donc pas pu aller jusqu'au bout de cette idée.

… Alors nous nous sommes concentrés sur la mobilisation des associations, groupes ou même simplement des personnes ayant de l'influence dans leur quartier, pour mettre en route un certain nombre d'actions visant à attirer du public. Ça s'est fait dans une sorte de confusion où chacun réorientait le mouvement dans une direction imprévue. On s'y est aussi laissé aller parce qu'on ne savait pas trop bien comment ça allait se passer. Et cela a été surtout une série de très bonnes surprises. De sentir cette force qui existait, cette attente qu'on avait sous-estimée. A l'approche du Festival, nous avons été contraints de supplier certains groupes d'annuler certains rendez-vous parce que nous n'avions pas les moyens d'être partout et de répondre à toutes les demandes. Cela voulait dire qu'il y avait encore tout un travail de structuration, de mobilisation et, surtout, d'organisation à poursuivre. Cela nous a aidé à clarifier notre position : nous ne livrons pas un festival à des salles, mais, co-organisons des spectacles avec les lieux et les groupes qui les accueillent. Mais dans un cadre professionnel, notre position signifiait concrètement vouloir une chose et son contraire parce que ces lieux, ne sont même pas équipés pour recevoir des spectacles professionnels, parce que ces groupes souvent ne savent même pas ce que cela veut dire et ne sont même pas organisés pour dialoguer vite avec un régisseur qui a des attentes et des besoins très précis.
Comment s'organiser techniquement pour accueillir de façon convenable des spectacles professionnels et un public de 200, 300 personnes dans des lieux, qui se réduisent à 4 murs, avec à peine de l'électricité, et à des normes domestiques ? Ce sera le chantier de la deuxième édition.
Les prix que nous avions fixés étaient très bas… Il s'agissait d'abord de réaffirmer un principe perdu. Le théâtre ne peut pas vivre juste de la billetterie, c'est sûr. Si nous nous battons pour que le public contribue à la réalité d'un festival, c'est pour pouvoir dire en face, aux institutions : vous voyez bien que les bénéficiaires se bougent aussi et manifestent leur désir de.
… Il faut aller vers les individus, en les impliquant. Cet objectif est pour nous le plus important parce qu'il s'agit de créer un endroit où les choses sont possibles. A partir de ce moment, la qualité de ce qui s'y fait et les exigences qu'on peut avoir vont venir de la rencontre entre tous ceux qui y contribuent avec conviction.

L’épreuve tentaculaire

Et finalement l’utopie avait accouché d’une manifestation dont l’organisation avait demandé aux neuf mercenaires de l’Arène des efforts héroïques : elle avait eut lieu dans 6 « centres de jeunes », au CCFN, à la Maison de la culture Dia Sékou, au Centre Oumarou Ganda, dans 5 écoles, au Lycée Mariama (une petite salle de théâtre autrefois dirigée par les scouts du Niger où beaucoup de doyens du théâtre nigérien ont fait leurs premières armes),  au Lycée Isa Beri, au club de la Mission catholique (« c'était un peu comme un retour aux origines du théâtre parce que les représentations étaient données sur le perron de l'église ») et à la Prison civile. Au total : 36 représentations en une semaine ! Prodige de volonté et de naïveté ! Le comble c’était qu’ils avaient prévu d’en programmer le double !

Pas de western sans prison

Les trois représentations données à la prison civile étaient un symbole de la visée populaire du festival, d’autant plus authentique que rien de particulier n’avait été prévu pour le lieu. D’ailleurs le choix de la pièce, dans la représentation à laquelle j’avais assisté, avait été malheureux : elle était une des plus absconses du programme. Mais la difficulté, notamment son vocabulaire, paraissait faire partie du jeu pour les grappes de gloutons que contenaient les matons. Les prisonniers, par leur langage muet et leurs rires, semblaient interpréter et vivre l’histoire au fil de son mouvement  imprévisible. Elle devenait leur histoire et le bénéfice qu’ils en retiraient était bien palpable. Sans doute s’étaient-ils montrés plus avides que d’autres d’échapper à la lassitude des horizons bouchés, mais il n’y avait pas, cependant, une si grande différence avec les autres scènes improvisées au cœur des quartiers populaires de Niamey. Partout, l’attente du public était intense.
J’ai toujours été convaincu que ce petit aspect du festival avait une grande importance pour Alfred, qu’il traduisait quelques connivences secrètes avec son imaginaire de la capitale, ou avec le rêve ancien d’un ordre renversé. Je ne m’étais pas étonné qu’il ait tiré de cette expérience un des motifs les plus vigoureux pour poursuivre l’aventure. Et je crois bien que le festival  a manifesté la même classe durant ses éditions successives


… Longtemps après, j'ai rencontré la responsable de l'Association Jeunesse Féminine du Niger – Madamme Cissé -, qui intervient dans la prison en termes de prise en charge des jeunes en vue de leur réinsertion. Une des pensionnaires lui avait parlé du spectacle qu'elle avait vu. Et ce qu'elle lui a dit l'avait poussé à nous rencontrer et, même, convaincue de s'impliquer dans la préparation de la prochaine édition. Elle n'avait même pas été tenue au courant et n’avait donc vu aucune représentation, mais cette fille de 15 ou 16 ans, incarcérée pour avoir poignardé un de ses camarades, qui était complètement fermée, s'était mise tout à coup à parler avec enthousiasme. C'est pourquoi Madame Cissé a pensé faire un travail avec nous à l’avenir. Ce sont des choses comme ça qui t'amènent à te dire : Voilà, ça vaut vraiment la peine de le faire !

Piège parmi les pièges

Mais cette idée de multiplier à l’infini les lieux, les partenaires et les interlocuteurs pour embrasser toute la ville était littéralement folle à vivre. Sous son éternel masque d’optimisme, son initiateur s’épuisait.

Un des pièges de la deuxième édition c'est que tout est trop possible ! C'est notre fil conducteur : on construit avec un maximum de partenaires avec le risque d'aller dans tous les sens. Il faut savoir constamment garder sa vigilance et négocier. Le plus dur c'est de pouvoir définir clairement avec tout le monde ce que nous n'allons pas faire ensemble !  Ça, c'est pas gagné ! On peut briser un élan ou même perdre complètement l'identité du projet de vue.

« La réalité »

Mais la fragilité de l’entreprise et la confusion entrainée par la dispersion des tâches n’ont jamais ôté au créateur du Festival Emergences son exigence de lucidité qu’il voulait partager sur la base d’une revendication minimale - l’ambition d’une cause nationale et donc panafricaine – qui fédérerait les énergies et ouvrirait à une véritable indépendance d’esprit. Si l’Etat providence était une vue de l’esprit, il fallait alors à forger des outils de production à partir de la « réalité ».

En gros la programmation du Festival c'est les créations nigériennes. A court terme, on ne court pas le risque d'être submergé! Nous accueillons donc tous les spectacles qui sont proposés par les équipes du Niger pratiquant le théâtre de façon permanente et ayant la vocation d'être des compagnies professionnelles, mais à l'heure où nous parlons il n'y a même pas de définition légale de l'artiste professionnel au Niger : on n'a que des références extérieures. Il n'y a pas encore de normes partagées. C'est surtout le fait que ce soit vécu comme un travail permanent, même s'il est à temps partiel. Il y a donc ce paquet-là, une ouverture vers les spectacles d'Afrique de l'Ouest principalement, toujours à cause de cette idée de proximité par rapport aux contraintes d'organisation et de financement que nous avons : des gens que nous pouvons toucher, des spectacles que nous connaissons ou que nous pouvons connaître et faire venir facilement. C'est autour de ce noyau que le Festival s'est fait l'année dernière.
Il faut prioritairement aider les artistes à mettre sur la place publique des propositions qui soient artistiques dans des conditions techniques minimales pour que leur parole prenne du sens.

A bout de force

Et puis, entre des déclarations martiales, toujours enrobées de patience et de bonne humeur, Alfred, tout à son élan de sincérité, pouvait également rapporter les couleurs de la catalepsie sahélienne, la menace d’anéantissement de la moindre initiative culturelle locale.

Constamment on constatait qu'on était au bout de nos forces. Nous n'avons jamais eu le sentiment d'avoir fait facilement les choses. Au contraire, on se demandait tous les jours si on n'en faisait pas trop.
L'après Festival a été plus pénible que le Festival lui-même. Autant la préparation fut très joyeuse et très mobilisatrice - tous les jours nous avions un nouveau partenaire qui n'en revenait pas qu'on lui fasse cette proposition  - autant les 7 jours du Festival furent remplis par la peur que le bus s'arrête ou qu'il n'y ait plus de repas ! A partir du 3ème jour, en effet, nous ne pouvions plus payer la dame qui assurait la restauration : elle nous a nourri à crédit. « Quand est-ce que tout va s'arrêter » ? On a passé la semaine avec cette angoisse. Dès la clôture du festival, nous avons attendu la subvention du Ministère de la culture que nous avions espérée durant toute sa durée. Elle nous aurait permis de solder d'un seul coup toutes nos dettes ! Six mois plus tard on en attend encore la moitié ! Nous n'avons pas encore réglé les compagnies de Cote d'Ivoire et du Bénin, et les formateurs du Togo et du Burkina. Pendant le mois suivant, on a pensé que ça serait demain… Et nous avons entretenu cette attente par mails, par SMS : « C'est quand » ? « ça vient » ? Etc. Puis, il y eut un moment où les gens ont arrêté de poser des questions… J'espère qu'on l'aura avant la fin de l'année 2007 !

Alfred a fini par arracher la somme promise par l’Etat du Niger - avant l’ouverture de la deuxième édition ou même après, je ne me souviens plus -, mais la même épreuve se répétera à chaque fois jusqu’aujourd’hui - peut-être dans de pires conditions, ne serait-ce qu’à cause de la répétition de l’humiliation et des angoisses.


lundi 21 mai 2012

Le défi - suite


Revenant sur le lancement, en 2007, du Festival Emergences à travers un entretien inédit avec Alfred Dogbé.

En quête de lieux pour le Festival Emergences, les 9 mercenaires couraient la ville – Centres culturels, lycées et Maisons des jeunes. Ces dernières, relativement nombreuses - un héritage de la dictature de Seyni Kountché (1974 – 1987) - sont devenues depuis l’effondrement des politiques publiques des coquilles vides, utilisées a minima par des associations.
Photo Abdoul Aziz Soumaïla

Les Ong ont empoisonné le sens de l'association. Les gens qui y militent raisonnent non pas en bénévoles mais en employés. C'est typique parce que, déjà, elles n'ont pas en interne suffisamment d'énergie pour s'animer elles mêmes et, à plus forte raison, pour déteindre sur l'environnement. Ce n'est pas visible mais c'est une des causes profondes de l'abandon de ces lieux. A cela, il faut ajouter le fait que l'Etat a complètement perdu de vue le domaine de la culture. Ce n'est pas seulement vrai pour la culture, au sens la création et la diffusion artistique, mais aussi pour l'école. Partout au Niger, la première question qu'il faut régler dans une Maison des jeunes pour une manifestation quelconque c'est de remettre le courant, tout simplement. Ces lieux, qui sont utilisables, même s'ils ne sont pas aux normes, ne servent à rien et dépérissent. Le temps les mange parce qu'ils ne sont pas animés. Il faut retrouver cette capacité de donner du sens à ces lieux.

Les mercenaires débarquaient dans chaque lieu, tentant de débusquer – souvent vainement – un interlocuteur prêtant une oreille au projet. Il fallait insister, revenir, mais quand le rendez-vous avait lieu, les responsables se montraient la plupart du temps réceptifs, semblant  même attendre que quelque chose de cet ordre arrive – enfin !

Etait-il quand même possible de réaliser ce Festival ? On a osé le sauter le pas, avec la conviction que le projet se construirait dans les actes, qu'il fallait inventer un modèle de collaboration et d'action commune - les procédures et les manières de faire - et trouver les bonnes prises. Ça ne pouvait être que du tâtonnement. Finalement la seule chose qu'on apportait sur la table c'était d'être en action, de provoquer le mouvement et de forcer les institutions à suivre.
… L'information, selon laquelle telle ou telle association était prête à se mobiliser, est remontée dans les mairies. Nous commencions donc à trouver une écoute et à mesurer une attente de public, d'électeurs intéressés… Il s'agissait forcément d'une action politique.

C’était donc bien ça : Alfred imaginait son projet comme un scénario de western et il y  prenait beaucoup de plaisir, malgré les difficultés accumulées jour après jour. Il y voyait sans doute une bonne synthèse entre le politique et l’artistique. Ses interlocuteurs étaient étonnés et semblaient tentés d’y croire. Le charisme d’Alfred était contagieux : les mercenaires se montraient vaillants.

… Proposer des actions qui concernent l'ensemble du paysage artistique et culturel ne s'est encore jamais fait au Niger dans le milieu des artistes.

Cependant la plus grande difficulté du défi lancé par Alfred et sa Compagnie était d’abord et surtout d’ordre financier.

… les ressources réelles proviennent des institutions étrangères. Je me suis alors dit qu'il allait être de plus en plus difficile d'avoir des financements pour des événements plus modestes que ceux qui ne sont pas d'emblée les grandes manifestations - celles dont le retentissement est à l'échelle du continent africain. C'est pourquoi nous sommes partis du principe qu'il fallait trouver 60% des ressources ici, à Niamey, avec des partenaires de Niamey, qu'ils soient nigériens ou non. C'est pourquoi nous avons énormément démarché le privé.
… A l'arrivée, le Festival s'est réalisé sur les recettes et les subventions du CCFN (Centre Culturel Franco Nigérien) et du SCAC (Service de coopération et d’action culturelle de l’Ambassade de France), soit environ 80% de son coût. Il y a beaucoup de chemin à faire pour qu'on puisse dire que les institutions, à Niamey,  contribuent réellement à la réalisation du Festival en terme de financement. Mais nous n'avons pas eu à louer les salles : ce sont les associations et les centres qui ont pris en charge tous les coûts que pouvaient générer la mise à disposition des salles. En échange, ils avaient les recettes : 150 personnes qui payaient 200 F CFA. C'est symbolique, mais plein sens car ces centres se sont dit : "si on pouvait s'assurer 2, 3 événements comme ça au cours de l'année, on passerait moins de temps à attendre que la mairie nous envoie de l'argent pour payer les factures d'eau et d'électricité.  Ces centres ne retrouveront pas leur vitalité uniquement par la décision des ministères et des mairies de leur mettre de l'argent à leur disposition, mais, en même temps, si elles retrouvent ce dynamisme-là, les autres seront obligés de suivre.

Les difficultés – asphyxiantes – d’organisation du festival, reconduites d’année en année en un continuum inextricable ont laminé Alfred. Bien sûr a-t-il pu se féliciter de maintes avancées dans la professionnalisation du théâtre nigérien en cinq éditions successives mais l’utopie du départ avait fini par s’estomper dans un trop grand nombre de contraintes. Alfred, au tout début, rêvait de réveiller Niamey par une fête d’histoires.

… Je pense qu'une des caractéristiques de Niamey, du Niamey où je vis, c'est que beaucoup gens trouvent que ça change trop vite, que cette petite ville, où tout le monde connaissait tout le monde, a commencé à disparaître. Il y a une nouvelle convivialité à trouver. Aujourd'hui où est-ce que les gens font foule ? Dans les réunions de famille : mariage, baptême, décès. Les gens vivent ça comme une corvée : l'obligation de montrer sa tête pour qu'on ne dise pas que... C'est la solidarité obligatoire. Il faut être poli. La contrainte et pas le don de soi. Les espaces, où l'on fait foule avec plaisir et désir d'apporter quelque chose au groupe social, ont commencé à se rétrécir. On continue à faire facilement foule mais c'est comme si le sens s'était perdu. Dans ces réunions de famille, il y a énormément de contraintes, ne serait-ce que celle des déplacements. Tout le monde vit le mois d'août, par exemple, comme un calvaire parce que c'est le mois des mariages - il y en a tous les week-end. ça veut dire des taxis, des nouveaux boubous, des cadeaux, etc. La joie de participer à des fêtes familiales n'y est plus. Ce sont juste des factures dans un environnement où on ne peut pas dire que les gens assurent leur quotidien. C'est pourquoi je me dis qu'il y a un moyen, autour d'une pratique comme le théâtre, de réinventer cette convivialité : sortir de chez moi, faire 400 mètres, retrouver un voisin, des amis du quartier autour d'un spectacle qui sera l'occasion d'un échange - un commerce entre les hommes, tout simplement -, qui peut aller dans toutes les directions. C'est l'objectif le plus fort pour nous, et c'est aussi celui que les gens perçoivent.
… Nous sommes dans une société où la compétition sociale a faussé les choses. … Voilà où l'on en est. Quelque chose s'est faussé du fait que les structures anciennes, présentes dans les mémoires, se sont chargées de contenus complètement différents, et il est nécessaire de recharger leurs sens.
Pour les gens de ma génération, un lieu comme la maison de la culture Dia Sékou était Le lieu culturel de Niamey. Un lieu mitoyen du stade où le sport côtoyait le théâtre, les jeux de société, le ping-pong, etc. Tout se faisait là. C'était un Niamey si petit que tout le monde se retrouvait là. C'est vraiment typique de tous les espaces culturels de ce pays : ce lieu est devenu juste une salle de réunion où se tiennent les assemblées générales des partis et des Ong. Pourtant c'est un des plus beaux plateaux de théâtre que je connaisse. A l'intérieur et autour, il n'y a plus cette espèce d'énergie où l'on mobilise le désir de vivre ensemble. C'est l'enjeu du Festival et, autour de ça, il y aura forcément du théâtre parce qu'on ne peut pas retrouver durablement cette convivialité sans des propositions artistiques de qualité.

samedi 19 mai 2012

Le défi


Un « énorme défi » donc, à la fois artistique et politique. 
Le discours d’Alfred sur le festival était d’une grande limpidité – seul viatique pour survivre, cahin-caha, et espérer un passage de relais, vaille que vaille, auprès de la société nigérienne. Un cri d’alarme déguisé en manifeste constructif.
Alfred recherchait la vitesse et la solidarité collective quand le moindre détail relatif à l’organisation d’un festival – à l’échelle de l'Afrique de l'ouest francophone – exigeait son implication et de longues et laborieuses négociations. Depuis 2007, d’édition en édition, il lui a fallu, à lui comme à toute son équipe, résister à l’usure - des efforts de Sisyphe.  Le pire des défis se substituait au défi initial de l’écrivain en quête d’efficacité…

J’avais assisté au lancement du Festival à Niamey avec l’impression de voir s'y dérouler une séquence de western – comme si les 9 mercenaires-saltimbanques de la Compagnie Arène avaient tenté de soulever toute la ville  en prévision d’un assaut… Non pas de l’ennemi mais de l’inconnu… La première édition avait quelque chose d’héroïque, presque fantastique, et j’avais rêvé que la terre entière prenne connaissance de ce prodige. Je lui avais donc demandé de me raconter ce moment. L’entretien se présente sous une forme classique propre à une publication culturelle ; il est forcément daté mais contient des passages remarquablement éloquents.

Extrait :

En 2001, après avoir essayé de travailler comme un auteur en chambre en livrant des textes à des compagnies, je restais insatisfait parce qu'aucune d'entre elles n'avait véritablement d'énergie pour avoir une activité régulière, organisée. Je me suis dit : ce que les autres ne font pas, je vais le faire moi même. J'ai constitué une compagnie pour pouvoir monter un texte. C'était Tiens Bon, Bonkano.  On s'est dit pourquoi ne pas continuer ? C'était de 2001 à 2006.
L'équipe actuelle, composée de 9 personnes, a fait ce constat : sur 365 jours la Compagnie Arène Théâtre n'a jamais réalisé plus 30 spectacles dans une année. Parmi toutes les questions que nous nous posions, la principale était : comment fait-on pour jouer suffisamment, pour nous donner les moyens d'exister comme une véritable compagnie de théâtre ? Où peut-on diffuser nos spectacles ? La réponse est toujours la même : dans les festivals de la sous région en Afrique de l'Ouest. Or, dans tous ces Festivals, quelque chose se passe qui ressemble à une comptine entre compagnies : "Tu m'invites parce que je t'invite". Notre première envie de créer le Festival Emergences venait directement de cela. Monter un festival nous donnerait plus de chance d'être invité par un autre festival ! ça ne suffisait pas pour faire un projet qui tienne la route. Alors on a continué à se questionner…
… Il y avait aussi cette frustration, partagée par toute la compagnie, causée par le fait  d'aller de festival en festival pour se retrouver entre 100 et 150 personnes, toujours les mêmes, à Lomé, à Ouaga, etc., qui s'applaudissent ou se haïssent entre eux. Toujours les mêmes spectacles qui se promènent de la même façon. De quoi se demander : on fait ça pour qui ? Cela nous a amené à questionner Niamey. Si nous voulions nous inscrire dans un projet professionnel, ne serait-ce que d'un point de vue très égoïste, il fallait d'abord déterminer comment il était possible de se construire un avenir professionnel dans cet environnement. La réponse était forcément : en créant un public grâce à une implication des organisations et associations de la ville. C'était de l'ordre de l'évidence. Il fallait qu'on fasse ce Festival à Niamey.

… Le constat d'une large exploration de toute la ville nous a amené à formuler ce préalable : monter ce Festival signifiait la nécessité d'amener les institutions Nigériennes - Etat et collectivités - à s'impliquer dans la production artistique. Il fallait sortir d'une production de parrainage qui consiste principalement à inviter des artistes dans les galas organisés lors de la visite de chefs d'Etat étrangers. C'est seulement par là qu'on peut créer les bases d'une profession.

L'accord de principe de toutes ces institutions, on l'a eu très rapidement et très simplement, mais le passage à l'acte s'est avéré très douloureux : 6 mois après la clôture du festival (au moment de cet entretien), nous n'avons toujours pas encaissé la moitié de la subvention…
Cinquième édition du Festival Emergences. Photo Abdoul Aziz Soumaïla

vendredi 18 mai 2012

Du 13 au 16 juin : la prochaine édition du Festival Emergences


Inauguration de l'édition 2011 du Festival en présence du Ministre de la culture

A vous, les amis d’Alfred à Niamey, la Compagnie Arène et tous les autres qui préparez la prochaine édition du Festival qu'hier il avait créé (2007), nous – ses amis en France -, nous avons envie de vous dire : « On est ensemble » !
Nous avons bien à l’esprit le défi que représente l’organisation du festival sans lui et l’émotion qui vous accompagne dans cette tâche et sera à son comble durant ces trois jours où vous lui rendrez hommage de toutes les manières possibles.
Comment le mal causé par son absence cèdera sa place à l’énergie, à la consolidation des acquis de six années d’expérience et au passage de relais ?
Depuis la première édition, ce pari, chacun le sait, Alfred en avait éprouvé jusque dans sa chair l’extraordinaire difficulté d’accomplissement et il l’a payé cher.
A ceux qui ne découvrent cet inestimable artiste d’Afrique que par les textes, je dois dire combien il fallait être courageux et opiniâtre pour créer un festival de théâtre à Niamey en ce début de siècle bouché ! Les enjeux ? Rien à voir avec l’idée, paresseuse et plutôt superflue, que nous pouvons nous en faire - nous qui sommes gavés de biens culturels.
Pour la cerner, mieux vaut d’abord considérer la définition qu’il en donnait lui-même sur le site de sa compagnie – Arènes Théâtre.

Extraits :
Le théâtre moderne nigérien est animé par une vingtaine de troupes et compagnies professionnelles ou en voie de l'être. Dans leur grande majorité, ces structures sont réduites à une existence sporadique : l'organisation est embryonnaire, la production rare, la diffusion faible et aléatoire. Dans ces conditions, les créateurs et les compagnies ne peuvent espérer vivre, créer et percevoir les justes rétributions matérielles et morales de leur travail. L'action théâtrale ne peut ni s'inscrire dans la continuité d'un projet artistique cohérent et enraciné, ni avoir la résonance sociale qu'elle est en droit de revendiquer.
Les artistes du Niger n'ont pas l'exclusivité de ces conditions. Dans la plupart des pays d'Afrique, les constats sont les mêmes. Les défis aussi.
Enjeux
La naissance du festival participe de la réflexion et des actions qui sont en cours au sein de la communauté du théâtre professionnel africain pour structurer, en Afrique, des réseaux de diffusion de spectacles de théâtre créés sur place.
L'enjeu, c'est bien sûr d'exister en tant que créateurs au sein de nos sociétés. Il s'agit d'offrir nos œuvres à la sanction du public de chez nous. C'est à ce prix que nous pouvons espérer la reconnaissance du public et la juste rétribution de notre créativité. Il s'agit d'inventer les conditions saines et durables d'une production culturelle qui parlent à nos sociétés et qui y apportent des forces de vie et de progrès.
C'est un énorme défi. Qui n'est pas que d'ordre artistique. Il est politique. Il interpelle d'abord et surtout les artistes eux-mêmes ; leur enseigne la solidarité au-delà des frontières, et les incitent à prendre des initiatives pour mutualiser leurs énergies et pour constituer de véritables forces de propositions dans la cité.

mardi 15 mai 2012

Qu'en est-il selon vous de la responsabilité des écrivains au Niger ?



 J'ai, en arrière-plan, des figures fortes comme Voltaire, Zola, Sartre, Camus qui symbolisent pour moi l'engagement de l'écrivain. Mais Je crois qu'il y a une leçon de modestie que le monde moderne nous impose aujourd'hui. Pour faire bouger la société, une bonne ONG est certainement plus efficace sur le terrain que l'intellectuel dans son bureau ou que l'intervention dans quelques manifestations culturelles. Il ne faut pas oublier que le monde a foncièrement évolué. L'action sociale n'est plus le privilège de quelques intellectuels, aussi imposants soient-ils. Il faut donc plutôt être modeste et ce dire que moi auteur, un autre enseignant, un autre syndicaliste pouvons nous rencontrer pour faire avancer les choses. Mais je pense que l'intellectuel est désacralisé, l'écrivain n'a plus le monopole de la vérité sociale ou économique. Au Niger, comme souvent en Afrique, nous avons une société à deux vitesses : il y a la société moderne, avec ceux qui ont été en contact avec les Blancs et donc "peuvent", et les autres. Ce sont ces premiers qui ont la possibilité de contribuer à l'amélioration des conditions de vie au Niger. Par leur formation, leur ouverture sur le monde, leur capacité de mobiliser un certain nombre de moyens. Mais attention de ne pas retomber dans un certain féodalisme dont nous ne sommes pas complètement sortis. Il y a comme une urgence d'enracinement de l'intellectuel dans sa société. Ça passe aussi par la langue, trouver cette capacité à communiquer avec les gens, connaître leurs problèmes et ça, ce n'est pas gagné je crois.

Propos recueillis par Mathieu Menossi et Mélanie Carpentier pour Evene.fr - Mars 2006

Dans la vérité du jour


Sous l’éclairage de Tiens bon, Bonkano, Le vote de Larabou et Petit Bou, découvrir les fictions brutales et fulgurantes d’Alfred Dogbé : une claque, une électrisante leçon de littérature, une manière juste et précise de se connecter au réel africain, nigérien.
Cette nouvelle, publiée sur le magazine électronique de l'écrivain Thierry Marignac - Antifixion -, complètera judicieusement cet entre aperçu de l'art d'Alfred Dogbé : l’ironie acérée  avec laquelle  il nous raconte « les nuit de Niamey ».

Le jour se lève. Les yeux clos, Abou écoute les premiers bruits lointains de l'aube. Tout près de lui, un souffle régulier : sa conquête de la veille. Elle dort. Un beau corps. Une nuit folle ! Abou revoit le film de la soirée.
Abou sort du bureau, la poche gonflée par l'enveloppe de sa paie. Il rentre à pied exactement comme au cours des dix derniers jours du mois pendant lesquels il n'a pu se payer le ticket du bus. Il emprunte la rue des écoles et déambule dans l'animation de la fin de journée. Il s'égare au milieu des courses-poursuites et bagarres d'écoliers. Il contemple les croupes des collégiennes sur les trottoirs. Aux abords du Grand Marché, il est pris dans la frénésie des commerçants et artisans pressés de regagner leurs domiciles.
Abou marche en direction du rond-point des Hôtels. La nuit tombe. Et la rue s'organise pour accueillir les noctambules. Les vendeurs de grillades et les cafés s'installent. Même l'accoutrement des passants change : ni boubous, ni pagnes, mais des blue-jeans exagérément moulants, des jupes extrêmement courtes, et des talons aiguilles tout droit sortis des écrans de polars. Le monde de l'argent facile et des jeux dangereux ouvre ses portes illuminées de néons.
Finalement, ses pas le conduisent dans son bar habituel. Rue des Cinémas. Rares sont les soirées où Abou n'y est pas. Fauché ou pas, il y vient. Il y a toujours quelqu'un pour offrir un pot. Abou aime bien l'ambiance tapageuse du bistrot et ce mélange suffocant de tabac, d'alcool et de sueur. Il se sent vivre dans la musique assourdissante, le tintement du flipper et les bris de verre. Le roucoulement affolant des filles l'excite autant que leurs yeux bavards. Il aime leurs regards profonds et insistants quand elles demandent du feu, désinvoltes et prometteurs quand elles mendient un verre ou un repas. Abou aime observer les clients entrer dans le bistrot d'un pas assuré pour en ressortir titubants.
Il se sent vivre parmi les conciliabules, les coups de gueule, les fanfaronnades, les inévitables rixes, et les vigoureuses interventions du videur.
Quand Abou entre, la salle est déjà pleine. Vendredi de fin de mois. Abou partage la table d'un trio très intéressant. Des gens comme lui, qui les moyens de s'offrir du bon temps. Il offre la première tournée. On se met à parler politique. Le consensus est rapide et chaleureux à propos des chefs qui imposent la médiocrité de leurs vues au peuple. La causerie devient bruyante, vive et osée. Pour un rien on rit jusqu'aux larmes et chacun assèche sa bouteille bien avant de dresser la plate-forme salvatrice qui permettra à chaque travailleur de jouir de la reconnaissance de son travail, de week-end bien arrosés et d'une retraite suffisamment consistante pour ne pas mourir de soif. Pour une tournée payée, on lui en offre six. Pas moins ! Et chaque fois, Abou provoque le rire de ses nouveaux amis avec sa réplique favorite : Il n'y a pas de mal à se faire du bien
Peinture de Sani
Vers minuit, elle apparaît : une jupe immaculée et fendue qui révèle sans dévoiler, un corsage noir qui ne cache rien et une large ceinture rouge sang. Une entrée. Un murmure admiratif domine le vacarme: « Arrivage! arrivage! ». C'est le vocable pour désigner une nouvelle fille. Ici, comme dans tous les autres maquis de la ville, les hommes viennent seuls pour se livrer à la révolution et à la chasse aux filles.
Celle-ci est particulièrement désirable. Elle ne fait aucune difficulté pour s'asseoir à la table d'Abou et de ses compagnons. Elle boit avec eux, taquinant l'un, aguichant l'autre, égarant sa main sous la table pendant que d'autres mains font plus qu'effleurer son corps. Abou surprend plusieurs fois le regard assassin des autres filles du bar, les appels discrets des autres clients.
Au bout d'une heure, elle avoue avoir faim. Quelqu'un commande de la viande. Une montagne de grillades qu'on mange à peine. Un autre trouve la viande mal grillée et exige du poisson frit que l'on trouve trop froid. Un troisième doit convaincre la dame que les langues de bœuf sont plus exquises. La lutte est désormais ouverte. On se présente : qui est chef de service, qui directeur d'école, qui diplomate en congé. Abou ne se présente pas.
- Et toi? Dis-moi ce que tu fais.
- Si ça t'intéresse vraiment, je te le dirai tout à l'heure. Mais buvons et dansons d'abord. Il n'y a pas de mal à se faire du bien, ou bien ?
Il l'a appâtée. Pour bien l'accrocher, il sort de sa poche toute sa paie. Veillant scrupuleusement à mettre en évidence les gros billets, il offre une nouvelle tournée. D'autres suivent car la dame ne semble pas avoir choisi. Les compagnons d'Abou s'évertuent à la séduire en lui racontant leurs déboires : l'un endure une épouse vivant sur une autre planète, l'autre souffre de diriger des fonctionnaires incompétents, le troisième se plaint de ce que ses lumineuses idées politiques ne passent pas en haut lieu. Abou les écoute se vanter de leurs échecs et décrire leurs exils, se contentant de temps à autre d'inviter la dame à danser. La lutte dure, sournoise et rude, tout au long de la gaie et fraternelle causerie.
Qu'a-t-il fait ou dit pour avoir le dessus? En vérité, Abou ne s'en rappelle pas. Il se souvient seulement avoir relevé le défi, triomphé et claqué sa paie... Dire que ces farfelus qui ne savent même pas danser ont osé rivaliser avec lui, Abou! Quelle dérision! Abou revoit leurs yeux exorbités d'envie, leurs sourires de dépit au moment où il les abandonne dans le bar...
Il ne se rappelle même plus du nom de la dame qui dort encore à ses côtés... Une vraie nuit de folie! .... Le loyer, les factures d'électricité et d'eau, la nourrice, les tickets de bus, tout cela attendra la prochaine paie... Que ne ferait-il pas pour se réveiller tous les matins avec ce sentiment de félicité et cette sensation d'être le maître de son destin ? Son corps est encore chaud et languissant, disponible. L'envie lui revient. Il la touche. Elle vient se blottir contre sa poitrine. Abou ouvre les yeux.
Alors, la dame lui apparaît telle qu'elle n'était pas la veille dans la lumière truquée des néons du bar. Il voit dans ses bras une femme sans âge au visage brûlé par les produits de maquillage bon marché. Il voit un corps multicolore : une tête et des bras clairs, le reste noir comme le cul d'une marmite.

mercredi 9 mai 2012

Une suite de Petit Bou



Dans la liasse de nouvelles qu’Alfred m’avait confiée à fin de diffusion, figurait une autre version de « Petit Bou » (précédent « post »). Il y avait ajouté une deuxième partie ou deuxième fin, qui n’en est pas vraiment une, et ressemble plutôt à une des innombrables facettes de son roman en devenir où il imaginait raconter la vie d’une centaine de personnages pris à la glu de l’intrigue. On reconnaîtra dans « L’affaire des tracts » (titre de cette version de la nouvelle), le schéma de la pièce qu’il avait commencé à écrire pour le TGP – « Fête la paix ». Comment de misérables secrets peuvent faire le lit des mensonges dont la société est tissée. Mensonges si nombreux qu’ils finissent par déformer « la réalité » sociale, politique, au point de s’y perdre définitivement. Fatalité nigérienne, africaine, de valeur universelle.
Rappelons-nous qu'un jeune-homme, dans la première partie, a été tabassé à mort par une escouade de policiers menée par l'adjudant Petit Bou.

***
- Je ne dirai plus un mot. Je réclame mon avocat. Vous pouvez me tuer ....
- C'est qui ton avocat?
- Maître Boukar Gorgno.
- Très bien ! on va te le chercher. Nous poursuivrons cette discussion tout à l'heure.
Le commissaire Bouba Méké sort de la cellule. Le professeur Boubacar Karami se prend la tête entre les mains.
La première fois qu'il avait remarqué l'agent de la sécurité d'état devant son domicile, il faillit étouffer d'indignation. Que lui voulait-on au juste? Trois interrogatoires, son domicile, sa clinique de son bureau à la faculté perquisitionnés à plusieurs reprises. Et voilà ce flic planté devant sa villa ! L'homme avait surgi comme une mauvaise herbe dans la ruelle déserte. Il avait installé un étal sur lequel il y a en tout et pour tout cinq paquets de cigarettes et deux sachets de bombons. Il ne vendait absolument rien. Ne faisait même pas semblant... Le faire déguerpir! Faire un scandale! Protester contre cette violation de droit et cette atteinte à sa vie privée! Se plaindre auprès de... Auprès de qui? Complètement ridicule. A Cinibayi, nul ne peut rien contre le commissaire Méké et ses hommes. Absolument rien... Le patron de la division de la sécurité d'état s'est persuadé que lui, professeur Karami, n'était ni plus ni moins que le fameux Dr Nogari, le président de l'organisation clandestine qui diffuse les tracts hostiles au gouvernement...
Au bout d'une semaine il a craqué. Il a envoyé sa famille à l'étranger. Pratiquement sans bagages. Comme des gens qui s'en vont accueillir des voyageurs. Lui-même n'avait pas osé les accompagner à l'aéroport. L'agent qui était planté devant son portail n'y a vu que du feu...
Il les a bien eus !
Seulement, dans l'esprit tordu de ce commissaire Bouba Méké, le départ en exil de sa famille et surtout l'absolue discrétion des préparatifs constituent déjà des aveux… « La preuve irréfutable » de sa culpabilité !
La porte s'ouvre brutalement. Un corps est propulsé sans ménagement dans la cellule. Un homme en pyjama qui se relève difficilement. Ses deux mains sont prises dans des menottes. Professeur reconnaît Me Boukar Gorgno. Son avocat est méconnaissable. L'œil droit fermé, les lèvres boursouflées, ensanglanté de la tête aux pieds. Le commissaire pénètre à son tour dans la cellule à grandes enjambées, remonte les manches de sa chemise.
- Bon le voici, ton avocat. Maintenant tu ferais mieux de ne pas me faire perdre mon temps.
***
- Mon commissaire, il est mort.
L'agent a surgi dans le bureau sans s'annoncer, sans même présenter le salut règlementaire. Sa chemise est tâchée de sang. Ses lèvres tremblent, déformées par la peur. Il est blême comme un revenant et raide comme un bois mort. 
- ... Mon commissaire, il est mort.
- Qui ?
- Le... un...
- Qui ? ... Bon Dieu qui est mort?
Le commissaire Bouba Méké a hurlé. Il s'est mis debout. Ses deux mains posées sur la table tremblent de façon incontrôlée. Son front dégouline de sueur.
- Qui est mort?
- Un des jeunes gens qu'on a pris dans la rafle hier.
Le commissaire se rassoit. Un chapelet de grossièretés s'échappe de ses lèvres. Il montre la porte et hurle:
- Dehors !
Le policier claque les talons, salue et fait un impeccable demi-tour. Le commissaire Bouba Méké s'éponge le front, respire un grand coup puis emboite le pas à l'agent. Il a eu très peur: ces imbéciles auraient pu tuer le professeur Boubacar Karami lui aussi.
Il avait commis l'erreur de négliger l'épouse de ce farfelu d'universitaire. En fait, c'était elle qu'il fallait arrêter, c'était elle le fameux Dr Nogari, c'est à dire le chef du FRAP, l'organisation terroriste clandestine qui distribue les tracts diffamatoires et appelle le peuple à se rebeller contre le pouvoir. Il l'avait laissée s'échapper !
Et pour tout arranger, l'épouse du professeur Karami Boubacar, qui se prend pour Winnie Mandela, est en train d'ameuter l'opinion internationale. Elle multiplie les conférences de presse à travers de toute l'Europe et s'attire la sympathie de plusieurs organisations de défense des droits de l'homme. Les représentations diplomatiques des puissances occidentales ont publié un communiqué conjoint qui n'est pas autre chose qu'un ultimatum adressé au gouvernement de Cinibayi. Alors le gouvernement a promis un procès équitable et public aux personnes arrêtées dans l'affaire des tracts.
Le commissaire Bouba Méké connaît bien l'histoire politique de son pays. Il sait que depuis trente ans le pouvoir en place a survécu en raison de l'extrême passivité, sinon l'indifférence de ses concitoyens, et surtout la grande capacité du régime à se défaire des hommes devenus trop encombrants, trop populaires ou trop impopulaires. On va transformer l'affaire des tracts en procès de la police et de certains de hauts fonctionnaires. Pour calmer la colère populaire et pour faire taire les exigences de l'Extérieur.
Dans la salle des interrogatoires, le commissaire n'a pas un regard pour les  quatre agents silencieux et figés dans un garde-à-vous d'automates. Le commissaire s'agenouille près du corps. Encore un étudiant. Vingt ans tout au plus. Les traces des sévices sont encore fraîches... le troisième cadavre de la semaine. Des cadavres. Rien que des cadavres. Voilà les seuls résultats qu'il obtient : Décès survenu en cours d'interrogatoire. Bientôt le numéro 200...
Le commissaire se relève. Il fusille du regard ses hommes toujours figés dans la même position. Tous les regards le fuient.
- Repos !
Le FRAP n'est qu'une farce, au mieux un bobard de l'imagination fertile de leurs compatriotes, au pire une machination des colonels pour justifier leur refus de lâcher les rênes du pouvoir... Oui, une combine machiavélique dont lui-même a été, six mois durant, la dupe de bonne foi et le bras ensanglanté.
Toutes les pistes suggérées par les attentats conduisent aux portes des casernes de la capitale et au palais. On l'a utilisé. Pour aplanir le terrain dans la perspective de la démocratisation annoncée depuis deux ans. Pour éliminer tous ceux qui pourraient fausser les calculs des stratèges du Parti-Etat. Pour contraindre la communauté internationale à financer le plan décennal de démocratisation des  institutions publiques de Cinibayi.
Et il est trop tard pour faire machine arrière. Ce serait signer son propre arrêt de mort. On ferait semblant de ne pas le croire, ou plutôt de croire que s'il n'obtenait pas de résultats, c'est précisément parce qu'il fait partie du FRAP. D'ailleurs, cela se dit déjà. Dans certains milieux proches du palais, on va jusqu'à soutenir que le commissaire Bouba Méké a engagé son unité dans une logique de répression aveugle dans le seul but de ternir l'image du pouvoir et de saboter son assise.



samedi 5 mai 2012

Petit Bou - Nouvelle inédite d'Alfred Dogbé


« La réalité » – politique - du Niger : un territoire de western que l’occidental ne voit jamais, si ce n’est en des termes de géo-politique stéréotypés. Alfred, qui avait le tempérament d’un journaliste d’investigation gourmand, me la contait avec beaucoup d’amusement. Il aimait à me décrire l’enchevêtrement des jeux de pouvoir sous-jacents qu’incarne le cortège des shérifs, officiels et officieux, se partageant le pays. Il connaissait l’histoire de leur ascension, de leur village comme de leurs alliés et affidés. Montrer la « réalité » par le petit bout de la lorgnette c’était sa manière de tirer le fil de la vérité dans le canevas des apparences, du mi-dire ou, pire, du mutisme passif. Avec ce fil, il cherchait à recomposer l’histoire, à lui rendre sa marque populaire, africaine. Son ambition littéraire était de montrer comment la naïveté politique a des incidences absurdes et violentes sur la vie des citoyens abusés. La nouvelle inédite qui suit, dont il avait utilisé les thèmes en plusieurs variantes, en est une illustration lumineuse.

- Tout le monde par terre... Assis ! J'ai dit : assis ! ... Voilà... La main droite sur la tête... Holà ! Tu comprends français, oui ou non ?... Toi, tu te tais sinon je t'enfonce la matraque dans la gueule ! J'ai dit : la main bien à plat sur la tête, bande de cons...
Tout seul au milieu d'une centaine de personnes des deux sexes, l'adjudant-chef Boukary va et vient. Il se fraie le passage à coups de bottes dans les côtes. Il  ponctue ses rugissements de coups de matraque sur les crânes. Un lion parmi des chèvres.
Les cent quatorze noctambules ont été surpris, bavardant auprès d'une revendeuse de salades, dégustant des grillades de volailles ou sirotant une boisson tranquillement assis sur la terrasse d'une des buvettes du carrefour. Les policiers ont surgi avec leurs fourgons jaune et noir.
- Sécurité d'Etat ! Contrôle d'identité ! Levez-vous et marchez jusqu'au carrefour.
Au milieu du carrefour, l'adjudant-chef Boukary attendait.
L'adjudant-chef Boukary n'avait rien d'une terreur : à peine un mètre cinquante - deux, et même pas quarante - trois kilos. Il n'a jamais réussi à se débarrasser du surnom de Petit Bou. Dix ans plus tôt, il s’était présenté pour entrer dans l’armée nationale. A sa vue, le sergent recruteur s'était mis en colère :
- Non mais, tu te fous de moi ? C'est pas un jardin d'enfant, ici. Dégage, gringalet !
Mais c’était sans compter avec la vigoureuse intervention d'un ami de son père, ancien combattant de la coloniale.
Depuis, Petit Bou n'a pas beaucoup gagné en poids ni en taille. Mais il a pris du galon et il est devenu un grand spécialiste des rafles en milieu urbain : toute l'opération a duré neuf minutes trente-trois secondes. Maintenant, il ne reste plus que le ramassage.
Petit Bou promène lentement un regard satisfait sur les vers de terre qui rampent autour de lui. Des larves qui s'aplatissent et rentrent un peu plus sous terre dès que ses yeux de braise se posent sur eux. Petit Bou plane dans la jouissance de son pouvoir et de son efficacité. Ses hommes sont désormais à la hauteur, et sa méthode est rodée à cent pour cent. 
Sa méthode consiste à disposer ses hommes en deux cercles. Ce qui fait que la zone est bouclée à double tour bien longtemps avant que la rafle proprement ne se déclenche. Toute tentative de fuite est vouée à l'échec. Petit Bou en est convaincu parce que jusqu’à maintenant personne n’a jamais essayé de s’échapper…
L'adjudant-chef Boukary s'est senti soulevé de terre. Ses jambes se sont dérobées sous lui. Il n'a pas crié car il a aussitôt réalisé que quelqu'un s'est fermement saisi de lui et l'a violemment projeté en l'air ; exactement comme faisaient ses camarades du contingent lors des séances de close-combat. Il s'est nettement vu battant des mains au-dessus des gens. Il a vu sa matraque voltiger plus haut que lui. Mais le reste ne s'est pas passé comme à l'époque où il était le souffre-douleur de la compagnie. Dans l'étourdissement de sa chute, il n'entend personne rire. Il ne voit aucun gaillard se pencher au-dessus de son corps pour lui dire : « Debout, Petit Bou !. »
Il a atterri sur les têtes des gens qui l'ont tour à tour repoussé. La seconde d'après, Petit Bou a disparu sous la foule assise. Le nez dans la poussière, les oreilles résonnant des coups de sifflet de ses hommes, Petit Bou essaye de s'extraire de cette masse inerte, mais chaque fois qu'il tente de se relever, des gens plus grands et plus forts le plaquent au sol. Finalement, il rugit :
- C'est moi ! Celui qui me touche encore, je baise sa mère!
Trois de ses hommes arrivent à la rescousse. A coups de matraque, ils font le vide autour de Petit Bou. Il se relève le visage plein de sable sans matraque ni  casquette. Pendant qu'il met de l'ordre dans sa tenue, un sergent se présente au rapport :
- Tentative d'évasion. L'intéressé est un agitateur du FRAP. Il a abandonné dans sa fuite cette enveloppe contenant des tracts. Il n'ira pas loin.
- Très bien, ramenez - le moi, j'ai deux mots à lui dire.
Un frémissement discret parcourt la foule assise : Ainsi donc ils existent vraiment; les hommes du FRAP ! Ces jeunes héros qui bravent la répression sauvage, et se battent dans l'ombre pour chasser les tyrans ! Pourvu qu'il leur échappe ! Qu'il se fonde dans la nuit pour continuer le combat !
Le fuyard avait espéré que les autres le suivraient. Les autres sont restés sagement assis. Il a couru tout seul dans les rues et ruelles, visible à cent mètres. Une tache sur un mur blanc. Evidemment, il n'a pas couru bien loin. On le ramène sous une pluie de coups, menottes aux poings. Coups  de poings, coups de bottes, coups de crosse. Il s'effondre. On le relève. On le bourre de coups. Il s'écroule de nouveau, mais cette fois-ci se relève de lui-même. Pendant un court moment, on le voit qui titube, qui marche sur l'adjudant-chef. Son pas est faible mais si résolu que les coups sont suspendus. Même les respirations sont suspendues. Il fait un pas, un second puis jette un regard circulaire et crie :
- Esclaves, fils d'esclaves !
Alors s'effondre. Et ne bouge plus. Personne ne sait vraiment s'il a parlé des policiers ou des autres. Mais dans cette foule assise et prostrée, tous les cœurs se sont sentis défaillir, et toutes les  têtes se sont un peu plus baissées.