samedi 31 mars 2012

A l'étroit - Le beau souvenir.

Photo Marie-Pierre Cravedi

Alfred Dogbé & Samba Diallo – Extrait d’un interview réalisé en 2006.

Le monde qui m'entoure à Niamey, c'est celui de l'Occident. Et quand je le regarde, je me dis : Samba Diallo est mort. Samba Diallo, c'est le personnage de « L'Aventure Ambiguë » de Cheikh-Amidou Kane. Ce jeune homme que toute la communauté forme et envoie en Occident pour s'instruire, apprendre à lire, et revenir reconstruire la société africaine. Si on le prend comme un mythe littéraire, comme un rêve social, ce personnage-là n'existe plus. Aujourd'hui, autour de moi, je vois des jeunes qui veulent partir de l'Afrique comme on sort d'une maison en feu. La question n'est pas de savoir pourquoi on part, c'est juste qu'on ne peut plus rester ici. Quelqu'un comme moi, qui va et qui vient, n'est même plus crédible quand il dit que c'est ici qu'il faut agir. Ils me répondent que c'est facile pour moi dans la mesure où je suis sûr de repartir. Le discours dominant qu'on reçoit en Afrique c'est : « Restez chez vous, ne venez pas nous embêter ». Il y a comme une agression, en dépit des volontés ici et là de coopération. C'est comme la Cosette de Victor Hugo, qui, devant une vitrine, rêve d'une poupée. Il n'y a qu'à casser la vitrine. Aujourd'hui, la violence peut passer pour le seul langage à portée de main. L'Occident ne fonctionne même plus comme un miroir aux alouettes. Les départs sont plus motivés par la situation désastreuse de l'Afrique que par celles des sociétés occidentales. Sur place, en Afrique, il s'agit de réapprendre à regarder autour de soi, à trouver des envies de vivre, de reconstruire, d'agir et aussi d'apprendre à regarder l'Europe comme un ailleurs où l'on peut parfaitement rêver d'aller mais comme un des possibles parmi tous les autres. C'est aussi une forme d'échec du monde éducatif en Afrique. Dès le départ, on reçoit l'Occident comme modèle. Et c'est là-dessus qu'il faut travailler. J'ai parlé avec des gens la veille d'une tentative de voyage clandestin pour l'Europe, ils n'ont même pas le sentiment de prendre des risques. Le risque pour eux, c'est rester sur place et pourrir. Il faut réapprendre à croire en l'Afrique, ses terres, ses ressources. Mais c'est un énorme chantier.

Propos recueillis par Mathieu Menossi et Mélanie Carpentier pour Evene.fr - Mars 2006

mercredi 28 mars 2012

Les yeux du chef


Parmi les nouvelles inédites qu’Alfred m’avait confiées et que j’avais transmis à Thierry Marignac pour son site littéraire, il en est une qui n’avait pas retenu son attention car elle ne lui semblait pas aussi moderne (urbaine) que les autres. N’ayant jamais mis les pieds en Afrique, il n’en avait pas saisi l’apostrophe habituelle. Pour ceux qui connaissent le Niger, et le continent, il en sera autrement : ce vrai faux « conte africain » traduit, autant que ses autres récits et farces tragiques, la matière du tissu social du pays actuel.
Ecrite à la première personne, la nouvelle "Les yeux du chef", se présente comme un souvenir d’enfance. Je n’ai jamais demandé à Alfred quelle en était la part autobiographique – la fable morale prime – mais quel Nigérien d’aujourd’hui ne partage pas, dans sa forteresse mentale et sa sensibilité, un tel héritage ? L’empreinte de la magie où la coercition se déguise : le mensonge africain qui joue le même rôle que ce que nous nommons l’idéologie. Dans cette nouvelle, la force du tragique propre au travail littéraire d’Alfred Dogbé est toute aussi brutale que dans d’autres textes. Le scandale et l’indignation sont perceptibles autant que le désir d’en découdre, joyeusement, et ironiquement, avec la tradition du « conte africain ».


J'ai dans la mémoire une lointaine journée qui m'apprit que les yeux de chef voient loin.
J'avais douze ans.
A l'époque, un mystérieux voleur de bétail sévissait. Tous les soirs, le retour des troupeaux plongeait le village dans la désolation. Tous les soirs, plusieurs familles déploraient la disparition d'une vache ou d'un bœuf. Tous les soirs, les gens promettaient une punition exemplaire au voleur. Mais le voleur était insaisissable. Invisible même, assuraient ceux qui préconisaient de ne plus envoyer les bêtes au pâturage. Et ils étaient de plus en plus nombreux. Le chef du village s'opposait de toute son autorité à ce qu'il considérait comme une démission grave. Mais il n'était soutenu que par quelques sages qui enseignaient en vain qu'on ne doit pas renoncer au sommeil par crainte de la mort.
Les gens décidèrent de garder leurs bêtes au village. Les vols cessèrent. Le transport du fourrage et de l'eau occupait tout le temps mais on ne parvenait pas à éteindre la faim ni la soif des bêtes. Et chaque livraison déclenchait de violents combats dans les enclos qui résonnaient de beuglements affolants à longueur de journée et même tard dans la nuit. Finalement, on se souvint de la parole du sage. Les troupeaux reprirent le chemin du pâturage. Le voleur aussi. Il déjouait tous les stratagèmes qu'on avait échafaudé pour le surprendre. Et les gens se consolaient en imaginant les châtiments qu'ils infligeraient le jour de la vengeance et de la justice.
Un jour, nous surprîmes le voleur. Ce jour-là, mes compagnons et moi, nous revenions d'une infructueuse partie de chasse, avec nos lance-pierres, nos flèches et nos arcs. Nous rentrions par les pâturages en bruyante conversation. Nous nous plaignions de la rareté du gibier, nous accusions la malchance, nous riions de nos maladresses, et racontions les prises des jours fastes. Aux abords du village, nous surprîmes un homme qui volait un bœuf.
L'homme se retrouva cerné comme un lapin loin des buissons. Le voici donc le voleur de bœuf! Celui qu'on recherchait depuis des mois, nous le tenions! Justice allait être faite! Et grande serait notre gloire!
La prise était grosse, en effet. C'était un notable influent à la cour du chef. Un patriarche que nous honorions tous jusque à ce jour. Le vieillard dissimula le corps du délit dans son chapeau, l'ajusta sur sa tête, puis simula l'indignation.
- Seriez-vous fous? Auriez-vous bu ou fumé quelque substance maléfique? Et puis voler un bœuf! Bon dites-moi où il est ce bœuf? Montrez-le moi, bande d'insolents!
Les bras croisés sur la poitrine, il nous dévisageait l'un après l'autre. Il nous défiait. Et nous tremblions de colère impuissante.
Le vicieux vieillard, il savait! Aucun d'entre nous n'oserait toucher à son couvre-chef. A l'époque, tout n'était pas encore confondu: les grands et les petits, les hommes et les femmes, le chasseur et le gibier, le permis et l'interdit, la gauche et la droite, le vrai et le faux; chacun connaissait sa place et s'y tenait.
- Laissez-moi partir et je ne dirai rien à vos parents. Je vous ai vu naître l'un après l'autre comme j'ai vu naître vos pères. Avouez que vous êtes trompés et je vous pardonnerai. Vous êtes, tous, mes petits-fils.
Nous contraignîmes le gibier de potence à nous suivre jusque devant le chef.
Là, devant l'assemblée des notables, devant toute la communauté réunie, le  sénile délinquant s'accapara le rôle du plaignant.
- Chef, ces enfants m'accusent de vol. Ils prétendent que j'ai dérobé un bœuf, qui se trouverait caché dans ce chapeau. Moi! Malgré ma barbe, malgré mes trente petits-fils! Ils m'ont conspué comme un voyou surpris en plein marché!
Il se tut brutalement, se retourna vers l'assistance, les bras légèrement écartés du corps, les mains ouvertes, la poitrine offerte. Et tout son corps tressaillait de spasmes. Un martyr à l'agonie.
Dans l'assistance, on levait les bras au ciel. On se couvrait la bouche des deux mains. On ouvrait grandement les yeux. On regardait le vieillard éhonté avec compassion. On nous montrait avec horreur. Et on pointait des index apitoyés sur nos parents. Et nos parents baissaient leurs yeux embués de honte. Le voleur de bétail n'avait pas fini. Il se mit à genoux, face au chef, puis se découvrit.
- Ô chef! Je remets, entre tes respectables mains, mon chapeau et mon honneur. Examine ce couvre-chef avec tes yeux de chef, avec tes yeux de sage! Regarde, toi sur qui repose la paix de ce village! Et dis-nous si mon chapeau contient ne serait-ce qu'un œuf!
Tout le monde se mit à parler fort. On pria le chef de ne pas accepter le chapeau. On supplia le vieillard de couvrir sa tête. On exigea les excuses de nos parents. On présenta des excuses en notre nom. On nous accusa de folie furieuse. Nous, nous étions sûrs de notre fait.
- Ce n'est pas un mensonge! Regardez dans son chapeau!
- Monstrueux menteurs, taisez-vous!
- Nous l'avons vu ! Regardez donc dans son chapeau!
- Taisez - vous! Effrontés, mal nés, mal éduqués, mauvaise graines!
Les gens se mirent à crier, à nous insulter, à nous menacer de gifles, de coups de chicotte, des coups de pied dans le derrière, de malédictions.
Soudain le chef se leva de son siège. Le silence revint.
Alors seulement le chef prit le chapeau des mains du puissant délinquant. Le chef examina longuement le chapeau. Puis il releva la tête pour se figer dans une parfaite immobilité. Nous étions suspendus à ses lèvres, au moindre de ses gestes. Son visage était impassible. Son regard enveloppait toute l'assistance. Son regard pénétrait chacun. Son regard déchiffrait quelque chose au-delà de mon horizon. Ses yeux portaient loin, très loin devant, très loin derrière. Le chef se racla la gorge. Nous cessâmes de respirer. D'une voix claire et sans appel, le chef décréta que le chapeau était vide.
On nous infligea ce jour-là, une punition dont je garde encore la mémoire.

La flèche


Une trajectoire en flèche. Lorsque qu’Alfred Dogbé décide de faire le grand saut : troquer son métier d’enseignant (qu’il devait, on l’imagine, accomplir avec ferveur), contre celui d’écrivain professionnel, il dispose en guise de carcan d’une petite série de nouvelles : Bon voyage, Don Quichotte (Emile Lansmann, éditeur). Qui font mouche : l’astucieux adapte ses talents de tireur au théâtre. Chaque pièce est une flèche, acérée.
La « short story » est son viatique, son impeccable stratégie. Au Niger, le genre littéraire perd forcément ses attributs maniérés. L’objectif esthétique tient dans la rapidité et netteté avec lesquelles Alfred Dogbé découvre sa cible : une offense à la dignité de la personne, à la citoyenneté. L’ensemble des cibles - nouvelles et pièces – est certainement, du point de vue « documentaire » sur le Niger actuel, plus explicite, et peut-être plus utile, qu’un roman… 
C’est la raison pour laquelle l’idée de rassembler toutes les nouvelles d’Alfred Dogbé, en ajoutant à son premier recueil, celles qui ont été publiées dans quelques autres ouvrages et celles qui sont inédites, apparaît aussi urgente que nécessaire.

lundi 26 mars 2012

Dialogue entre Jacques Jouet et Alfred Dogbé


Dans la dernière livraison de « L’Atelier du roman » (revue trimestrielle de la Maison Flammarion) intitulée « De l’Afrique au roman et vice versa », l’écrivain Jacques Jouet tient un passionnant dialogue avec trois écrivains africains qui n’ont pas (encore) écrit de roman : Idi Nouhou (Niger), Hermas Gbaguidi (Bénin) et Alfred Dogbé.
Le dialogue avec Alfred est terriblement émouvant parce qu’il révèle son dernier état d’esprit devant l’écriture – la publication date de décembre - et, aussi, sa profonde adhésion au principe du dialogue - son besoin vital. L’entretien est fascinant par la précision avec laquelle « l’homme qui rit » exprime sa perception des impasses qui le guettent, tout en se prêtant, avec une sincérité confondante, à la frivolité de l’exercice : Je les ai questionnés sur le terrain du roman possible, considéré comme un art, et lié à un nom propre de gros calibre : « l’Afrique » (Jacques Jouet).
Pourquoi Alfred n’avait-il pas (encore) écrit son roman ? Parce qu’il était entravé par des contraintes qui le dévoraient - pour faire vivre sa famille. Parce qu’il était trop pauvre, comme la plupart de ses concitoyens. Parce qu’il ne pouvait jamais – sauf de rares fois à Paris – être seul. Il faut avoir ces vérités crues en tête avant d’entrer dans les arcanes de sa pensée et de deviner les risques qu’il était prêt à prendre.

La boucle du dialogue :

Alfred Dogbé – … Chaque fois qu’il m’arrive, en cours de route, de désespérer d’un projet d’écriture – quel qu’il soit -, c’est précisément parce que j’ai eu le sentiment d’avoir perdu le contact avec la réalité, d’avoir été piégé, envoûté par des préoccupations techniques et formelles. A la limite, c’est une sorte de culpabilité que mon éducation littéraire m’a innoculée. Les gens qui m’ont donné le goût des lettres ont mis entre mes mains des livres et des auteurs qui ont compté par leur engagement social et politique. C’est un héritage très fort. Pesant, aussi. L’exercice, le défi, c’est de rester dans la création. Le plus difficile. Il ne reste pas moins vrai que la « réalité » elle-même est devenue si fuyante, si diverse, si intense qu’on a le tournis, le sentiment de ne pas suivre, d’être largué par les événements. Et voici  déjà le doute qui paralyse : qu’est-ce que je sais vraiment ? Qu’est-ce que j’ai vraiment compris de ce qui se passe autour de moi ?

Jacques Jouet – Pour moi, il faudrait arriver à être à la fois le romancier le plus technique, le plus formel et le plus présent au monde possible. Le formel n’est nullement opposable à la lucidité. La « compréhension, cela dit, justifie qu’on ait des scrupules. Mais quel peut être, selon toi, le lieu de la compréhension romanesque ?

Alfred Dogbé – Question difficile. Et qui tombe à un moment assez particulier. Deux amis, dont le dramaturge et poète camerounais Kouam Tawa, viennent tour à tour de me faire remarquer que mes textes sont comme expurgés de ce que j’ai vraiment à dire du monde ; que lorsqu’on me lit après avoir passé une soirée à discuter avec moi, on a comme l’impression d’une dilution du propos. J’ai entendu : autocensure. J’ai entendu, formulé comme une amicale injonction, ce que je me reproche sourdement depuis quelques temps, et que, dans les mauvais jours, je vis comme la preuve d’une certaine impuissance, une limite que je n’arrive pas à franchir. Si je suis confus, c’est parce que je n’arrive pas à dire quel est mon problème. Ecartons la paresse. Ce n’est pas exclu, mais écartons ! Je sais raconter. Je veux raconter des histoires qui soient, et pour moi et pour le lecteur, un chemin pour nommer et comprendre. Mais dès que je passe à l’acte, je me retrouve en train de contraint de constater que je n’ai pas franchi une certaine limite. Cette limite, au point où j’en suis, j’ai parfois envie de l’appeler posture. D’autres fois, je l’appelle manque d’audace, séduction de la facilité, ou pire. Autant je suis enthousiaste en commençant, autant je suis frustré dès que le texte commence à prendre corps. Ce parcours de déception, je le vis aussi bien en écrivant du théâtre qu’en écrivant une nouvelle ou en m’essayant au roman. Autant je « comprends » que les contraintes exigences du spectacle théâtral m’aient fait dériver vers une sorte de service minimum du sens, autant je ne comprends pas que la même chose m’arrive dans la prose romanesque. Parce que j’y ai espéré une liberté plus grande, que je n’ai pas pu saisir. Jusqu’à présent. Je n’ai pas non plus renoncé. Je veux écrire ce qu’on appelle une grande œuvre, un alliage féroce de réussite formelle, d’enracinement dans le présent du monde et de lucidité. Je soupçonne que le terrain de ma quête est dans la structure de l’œuvre autant que dans les personnages que je raconte. C’est par là que je cherche. C’est là aussi que je m’égare et me déçois. Je sens aussi, et de plus fortement, que ce n’est pas le genre qui me pose problème. Il y a comme un travail à faire sur moi même, sur mes propres convictions, sur ma propre peur de me tromper sur ce que je crois vrai, juste et beau, une sorte d’ascèse qui serait la matière et la démarche du projet d’écriture lui-même. Je me relis et j’ai envie de te remercier très fort pour cette question particulièrement. Peut-être ne l’ai-je même pas compris, peut-être n’y ai-je pas répondu, mais en essayant d’y répondre, j’en suis arrivé à formuler le seul sujet auquel j’ai envie de me frotter : raconter comment j’essaie de comprendre le monde et comment il me glisse chaque fois entre les doigts.

vendredi 23 mars 2012

Le témoignage d'Idi Nouhou, dramaturge et cinéaste

"Cette terrible disparition ! Alfred n'était pas seulement un monument du théâtre nigérien, c'était aussi un très grand ami pour moi personnellement... son expression  familière dès qu'il me voyait était celle-ci : "Une enquête de Idi Nouhou !" Parce que j'avais collaboré dans un journal de faits divers...
J'avais le don  de l'écriture ; Alfred l'avait mis à mon arrivée à l'université... et jusqu'à mon virage dans le cinéma, j'avais l'habitude de raconter que là où Alfred ôtait son pied, c'était le mien qui y prenait place... Alfred ? C'est la générosité... Alfred
avait saisi mes premiers textes sur sa machine à écrire électronique d'occasion... Il se débrouillait pour multiplier nos textes lors de nos ateliers de création littéraire à la faculté des lettres ou dans
le jardin de notre ami Amadou Saïbou...
Et puis ces moments de confidences, quand le sort semblait se liguer contre lui ! Contre nous tous artistes ! Ces moments où le pessimiste frappait à la porte de ma raison devant le constat que le monument qu'il était ne menait pas la vie qui devrait être la sienne...
Alfred... Les mots ne suffiront jamais sans doute à traduire ce qu'il a été pour moi..."

"Fête la paix !" ! Les derniers écrits d'Alfred Dogbé


J'essaie de décrire cette espèce de zone incertaine où l'on ne sait plus vraiment comment se construire (interview A.D. 2006).
Photo Marie-Pierre Cravedi

On s’en souvient : le dernier pari d’écriture d’Alfred Dogbé, c’était cette pièce -  Fête la paix ! – qu’il avait commencé à écrire sous la houlette de l’association A mots découverts lors d’une résidence 19 octobre au 25 novembre 2011 au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis.
Pour une fois, Alfred n’était pas parti d’un récit – sa façon de transposer une nouvelle pour la scène : il avait écrit quelques scènes de façon à ce qu’elles soient aussitôt lues. Et c’est leur lecture par l’association qui l’avait galvanisé. Ses auditeurs étaient devenus des partenaires d’une écriture à venir.
Ces scènes écrites sur le pouce tournaient autour  de l’existence, réelle ou fabriquée, d’un Front Révolutionnaire pour l’Action Populaire (FRAP) au sein de
la République de Cinibayi…

Dans une scène, un chiffon de papier – un tract du FRAP comme un sortilège – sème zizanie entre deux amis  dont l’un déclare adhérer au FRAP dans une apologie du courage tout en déclarant que c’est une invention du gouvernement. L’autre ami, dans la scène suivante, se fait considérer comme un pleutre par sa propre femme :
TAMAR. - Toutes les filles rêvent d'un homme fort, un héros qui n'a peur de rien. Je te regarde trembler dans ta culotte. Je me dis : mon homme est un froussard mais je l'aime !
KASKO. - Honnêtement, je n'ai pas envie de souffrir et de mourir pour un truc que je ne comprends même pas.
TAMAR. - Tu ne comprends pas que ce pays sombre parce qu'il est dirigé par des gens qui ne pensent qu'à eux-mêmes ? Tu ne comprends pas que ton travail est tellement mal payé que nous ne nous marierons jamais si ça continue ? Il te faut quoi pour comprendre que toi aussi tu aurais pu faire de grandes études à l'université ?

KASKO. - Tu mélanges tout !
TAMAR. - Tout fait un. La première des arnaques dont nous sommes victimes, c'est celle qui consiste à nous faire croire qu'on va résoudre nos problèmes un par un, et séparément. Là aussi est la cause des échecs. Il faut une solution d'ensemble, une approche globale.
KASKO. - Dis donc ! C'est toi qui fais de la politique !
TAMAR. - Oui. Je fais partie de la coordination locale du FRAP.
KASKO. - Tu es membre du FRAP ?
TAMAR. - Depuis huit mois. Je ne t'en ai jamais parlé parce que je sais ce que tu penses.
KASKO. - Tamar ! C'est notre mort !
La zizanie et la suspicion gagnent du terrain…
Le tableau suivant : une cellule où est emprisonné un professeur suspecté d’être le chef du FRAP et où l’on vient d’y jeter un avocat commis d’office. Survient le commissaire Doudou (bombardé chef de la division de la sécurité d'État avec des pouvoirs exceptionels. Il ne rend compte qu'au Général-président lui-même).
Le commissaire a préparé un document pour chacun des deux qu’il entend leur faire signer :

DOUDOU. - Ce sont vos aveux complets.
GRENA, déchire le document. - Je n'ai rien à avouer. Combien de fois faut-il que je vous explique que je ne suis pas celui que vous recherchez !
DOUDOU. - Ces documents n'existent qu'en trois exemplaires originaux.  Ils sont classés top secret. Quand vous serez plus calme, je vous remettrai un autre exemplaire à signer.
TONTONI. - Il ne signera rien du tout.
DOUDOU. - Si. Vous signerez tous les deux. On n'a pas le choix !
GRENA. - Qui, on ?
DOUDOU. - Nous tous ? Vous, moi, le boss, la république de Cinibayi et tous les pays amis. Il faut que vous, professeur Grena, vous soyez le professeur Nogari, président du FRAP. E cher, cher cousin, son bras droit.
TONTONI. - Vous délirez !
DOUDOU. - C'est la situation qui l'exige. Le général-président s'est engagé devant la communauté internationale à signer un accord de paix avec le FRAP.
GRENA. - Qu'est-ce que j'ai à voir dans tout ceci ?
DOUDOU. - Tout. Le FRAP existe bel et bien. Mais c'est un amas de petits groupes plus ou moins armés. Aucune coordination. Aucun centre. C'est juste un label que n'importe qui revendique. Il nous faut un chef. Il nous faut un interlocuteur. Vous avez le profil idéal.
GRENA. - Quelles sont ces histoires ?
TONTONI. - C'est l'histoire. La grande. Elle vous a choisis.
GRENA. - C'est un piège ?
TONTONI. - je ne sais quoi penser ?
DOUDOU. - Si ça peut vous aider à décider, je vais vous avouer ceci. Je suis convaincu que Le FRAP n'est qu'une farce, au mieux un bobard sorti de l'imagination fertile de nos compatriotes, au pire une machination des colonels pour justifier leur refus de lâcher les rênes du pouvoir... Oui oui, je crois que c'est une combine machiavélique dont j'ai été, dix-huit mois durant, la dupe de bonne foi et le bras ensanglanté. Je ne suis pas un incapable. J'ai fait tout ce qu'on peut faire pour identifier et attraper ce professeur Nogari. Toutes les pistes aboutissent aux portes des casernes de la capitale et au palais. On m'a utilisé. Pour éliminer tous ceux qui pourraient fausser les calculs des stratèges du parti - état. Pour contraindre la communauté internationale à financer le plan décennal de démocratisation des institutions publiques de Cinibayi. Mais entre-temps, les jeunes ont cru au FRAP. Et le FRAP est devenu une monstre sans tête. Si ça continue, c'est le chaos. Il faut que quelqu'un de bien prenne les commandes. Allez je vous laisse réfléchir ! On vous apportera toutes les commodités pour passer une nuit relativement confortable. À demain !
Sort le Commissaire Doudou.
GRENA. - Il se fout de nous ?
TONTONI. - J'aurais vraiment préféré qu'il en soit ainsi.

Ce sont les derniers mots écrits par Alfred Dogbé pour Fête la paix ! C’est un document éloquent car on y reconnaît parfaitement les thèmes qui lui étaient chers et qu’il développait notamment dans un projet de roman, et aussi comment il était tenté de chevaucher la logique absurde de la manipulation politique.

L'hommage d'Adamou Idé.

Adamou Idé, une dizaine d'années plus jeune qu'Alfred Dogbé, est poète et romancier en français et en zarma.

Extraits du texte publié par Cultures Sud

A te ga si !
(Il a été, il n'est plus !)
On doit apprendre à le nommer autrement : feu Alfred Dogbé ! Puisqu'il vient de conclure un bail avec l'éternité. Lui qui n'avait pas de temps pour lui mais pour les autres, pour le théâtre, pour les jeunes surtout qu'il formait à l'écriture dramatique à travers des innombrables ateliers. Il faut dire qu'il était parfaitement conscient du défi qu'il voulait relever : redonner souffle au théâtre nigérien, professionnaliser le secteur ! Le Niger fut un grand pays de théâtre avec les écrits de Boubou Hama et d'André Salifou qui sont les plus connus. Mais cet art a perdu son auréole et Alfred Dogbé avait rouvert le chantier de sa renaissance avec d'autres
jeunes auteurs et patrons de compagnies.
...  Je l'avais connu après mon retour à Niamey en 1996. Il avait lu Cri Inachevé, mon premier recueil de poèmes. Lieu de la rencontre : Centre Culturel franco-nigérien de Niamey ! À l'issue de notre entretien, il me proposa d'aller à la rencontre des élèves puisqu'il était encore enseignant de français. Il organisa plusieurs rencontres : Collège Sonni Ali Ber, Collège Lako, Lycée de la Mission Catholique ; puis en tant
qu'auteur lui-même, nous avions animé ensemble une séance d'échanges avec les élèves de seconde du Lycée Français de Niamey.
C'est peu dire qu'il y avait une certaine complicité entre nous - il m'appelait affectueusement grand-frère – et lors de mes moments de découragement, dont je lui parlais, c'était lui qui me reprochait de vouloir baisser les bras.
À vrai dire, c'est par son opiniâtreté qu'il est venu à l'écriture. Un professeur de français incompétent lui avait jeté à la figure ou presque, son premier manuscrit de nouvelle qu'il lui avait présenté pour relecture...Ce geste a suffi à donner des forces à Alfred pour entrer et s'imposer dans le monde des lettres avec un rare brio.  
... Je revois encore sur le stand de Culturesfrance devenu aujourd'hui l'Institut Français, l'homme à la petite barbe et aux yeux vifs, toujours souriant et affable mais combien intransigeant dans la pratique de son art. Alfred est issu comme moi d'un pays que nous nous refusons à qualifier de « déshérité ». Le Niger est un pays magnifique qui cultive la tolérance. Ses ressources immenses ne sont pas mises au profit des
populations et voilà notre problème. Et Alfred Dogbé abordait ces questions graves d'injustice sociale et de mal gouvernance non pas avec le sérieux qu'on pouvait attendre, mais sous l'angle de la dérision, de la farce, de la mise en situation des hommes face à eux-mêmes, dans l'absurde. Et je pense qu'il avait eu
raison, tellement les écueils liés à la mentalité des hommes sont grands. Devant l'adversité, il faut savoir s'inventer des chemins d'existence et de parole. De parole libre surtout. C'est ce qu'il a réussi à faire le mieux.
Il me semble en effet que le burlesque et l'absurde sont les armes favorites d'Alfred Dogbé pour séduire son public, dénoncer les maux dont souffrent sa société et participer concrètement au façonnage d'un monde déroutant, qui a faim de solidarité et d'amour de l'autre.
Le monde du Théâtre a perdu un grand créateur. Le théâtre nigérien a perdu un montreur de voie. J'ose espérer que de toutes les graines qu'il a semées - je pense notamment à la toute dernière promotion de jeunes écrivains dramaturges qu'il avaient encadrés récemment – plusieurs porteront les fruits de l'espérance qui lui permettait d'aller toujours plus loin dans son combat pour l'avènement d'une
société plus juste et humaine.
À sa famille éplorée et au monde nigérien des Lettres dans son ensemble, j'adresse mes plus sincères condoléances. Je n'oublie pas l'Institut Français qui l'a toujours soutenu.
Repose en paix d'où tu es, Alfred !

mercredi 21 mars 2012

Des nouvelles d’Alfred Dogbé


Thierry Marignac, dont nous avons publié le témoignage, édite actuellement sur son blog des nouvelles inédites d’Alfred Dogbé (http://antifixion.blogspot.fr).
C’est, avec cet exercice, qu’Alfred avait choisi de devenir un écrivain professionnel, abandonnant son métier d’enseignant – un pari fou au Niger !
Emile Lansman a raconté, lors de l’hommage rendu au Tarmac qu’il s’était lancé dans le théâtre sur cette seule base. Personne n’y avait cru mais cela n’avait duré que très peu de temps.
Alfred excellait dans cet art qui fut le socle de son aventure artistique.
Emile Lansman a publié en 1997 un brillant petit recueil – Bon voyage, Don Quichotte ! – mais il existe quelques autres publications (bibliographie prochainement sur ce blog).
Nous allons rêver de les voir bientôt réunies dans un seul recueil : la lumière en jaillira.
Photo Marie-Pierre Cravedi

mardi 20 mars 2012

In mémoriam, une image de Niamey publiée par Placid

Le petit marché à Niamey — gouache, 2009
In memoriam ALFRED DOGBÉ 1962-2012
http://toutplacid.tumblr.com/

lundi 19 mars 2012

La dernière aventure d'Alfred Dogbé en France

 MAIL ADRESSE A MONIQUE BLIN DU 27 NOVEMBRE 2011


Chère Monique Blin,
Je suis à Niamey depuis la fin de l'après-midi de vendredi. Chez moi,
il y a un monde fou venu pour les funérailles de ma sœur.
L'enterrement a eu lieu. Le calme revient. je manque juste de sommeil
et de repos. J'ai fui la maison et je peux envoyer quelques mails à la
sauvette.
J'ai laissé le rapport de la résidence que voici et des fichiers
contenant des textes à François pour qu'il les transmette à Corinne et
à toi.
C'est vraiment étrange, mais je suis rentré avec le sentiment d'avoir
un avenir devant moi. À vrai dire je ne suis pas du genre angoissé
mais cette fois-ci je suis carrément optimiste. Cela tiendra beaucoup
de mon ardeur au travail, je le sais. je sais aussi que je peux gager
le pari. Je me suis rarement senti ainsi, confiant.
Je voulais écrire juste une ligne pour te remercier. Mais je prends
pour moi ce que Michel Cochet a dit à propos de son association : la
seule vraie façon de te payer pour ton accompagnement acharné c'est
 d'aller au bout de l'ouvrage. Vrai de vrai, désormais, j'écris
pour que tu sois fière de m'avoir toujours donné le coup de pouce
qu'il fallait au bon moment.
Je reviens plus longuement te parler de travail.
Porte toi bien !
Alfred


EXTRAITS DU RAPPORT DE LA RESIDENCE D'AUTEUR ECRIT PAR ALFRED DOGBE

Du 19 octobre au 25 novembre 2011, j'ai été accueilli en résidence d'auteur au Théâtre Gérard Philipe, Centre dramatique national de Saint – Denis.
Pour cette résidence j'ai bénéficié du soutien de l'Organisation internationale de la Francophonie qui a pris en charge mon voyage, et de l'association Beaumarchais / SACD qui m'a octroyée une bourse.
Je me suis essentiellement consacré au développement de mon projet d'écriture : une pièce de théâtre encore à l'état d'ébauche et provisoirement intitulée : Fête la paix !
...

Rappel des objectifs

En venant au Théâtre Gérard Philipe, je souhaitais faire une résidence d'auteur et de directeur de compagnie d'une durée de deux mois.
Mon projet était d'écrire dans un théâtre en marche, c'est à dire d'intégrer une équipe artistique au travail, pour me confronter à ses usages, à ses exigences et à ses contraintes tout en développant un projet personnel d'écriture.

Organisation de la résidence

J'ai habité dans les locaux du Théâtre Gérard Philipe tout étant entièrement autonome pour mon séjour et pour mon travail. Un studio confortable et bien équipé a été mis à ma disposition.
Dès mon arrivée, j'ai été présenté à l'ensemble de l'équipe du théâtre, de sorte que je pouvais sans délai me faire prendre en charge pour tout problème.
J'ai eu les coudées franches pour définir mon plan de travail. D'une façon générale, je me suis réservé les matinées pour écrire, les après-midi pour suivre les travaux au sein du théâtre (répétitions, stages) ou pour participer aux interventions en milieu scolaire ; et les soirées pour aller au spectacle, lire ou rencontrer des amis.
Cette organisation m'a permis d'avoir de la concentration et de la continuité dans l'élaboration de mon projet d'écriture. Il faut souligner que dans ma routine à Niamey, je parviens exceptionnellement à  consacrer de deux heures par jour à l'écriture. Cette organisation n'a été perturbée qu'au cours de la semaine du colloque à Biarritz. La perspective même de cette interruption a aussi réduit ma disponibilité pour participer au activités du TGP.
Le séjour s'achève maintenant que je peux trouver l'endroit pour manifester une véritable curiosité professionnelle pour le fonctionnement du lieu. Je n'ai pas eu le temps d'interpeller mes nombreux interlocuteurs sur des questions qui manifesteraient autres choses que les surprises de la découverte.

Le développement du projet d'écriture

La résidence s'est mise en place beaucoup plus tôt que je ne l'imaginais. Et, contrairement à ce que j'avais espéré, je ne suis pas arrivé à Saint Dénis avec un projet d'écriture précis.
J'avais l'envie et le besoin d'explorer la question de la citoyenneté et de la responsabilité du citoyen. Je voulais développer des situations où l'individu, pris dans le dérèglement des affaires de la cité, éprouve sa fragilité comme sa grandeur. Je savais que ce travail allait être fortement nourri de l'actualité politique du Niger et de plusieurs pays d'Afrique.
D'autre part, j'avais la possibilité de soumettre la pièce en écriture au comité de lecture de l'association À mots découverts. Pour cela, je devais avoir rédigé une ébauche suffisamment parlante avant le 15 novembre.
J'ai surtout travaillé à construire mes personnages et à explorer les relations entre eux. Cela m'a amené à élaborer des situations et à rédiger quelques scènes dialoguées avant même d'avoir établi un canevas précis de l'ensemble de la pièce. C'est la première fois que je travaille de cette façon. Je ne suis toujours pas en mesure de donner un résumé satisfaisant de cette histoire que je découvre sous ma propre plume.
La pièce est provisoirement intitulée Fête la paix ! J'ai rédigé une dizaine de pages dialoguées qui correspondent  grossièrement au premier quart de la pièce en chantier.
Michel Cochet et les autres membres du comité de lecture de l'association À mots découverts ont bien voulu les examiner. Ensuite nous avons eu une séance de travail le mardi 22 novembre. Plus de trois heures durant, nous avons partagé leurs réactions et leurs analyses.
Cette rencontre m'a conforté dans l'idée que la pièce, telle qu'elle a commencé, comporte un potentiel dramatique fort. Il me reste bien de choix à faire, et bien que questions à clarifier. L'intérêt que tous ont manifesté m'encouragent fortement à mener ce projet très rapidement à son terme.

Les interventions en milieu scolaire

Dès le jour de mon arrivée, François Lecour m'a présenté à M. Arnaud XXX, directeur de l'école primaire XXXXX qui joute le Théâtre Gérard Philipe. Il  a souhaité que j'intervienne dans son école pour parler de la langue française et de la francophonie à ses élèves.
L'action a été rapidement mise en place : trois rencontres de 45 minutes avec des élèves de CM2. Delphine Bradier, puis Emilia Petrakis puis Fanny Delalandre m'ont tour à tour accompagné dans l'école et aidé pendant les rencontres.
Toutes les rencontres ont commencé par brève présentation personnelle suivie de la lecture d'une courte pièce de théâtre ou d'une nouvelle. Chaque fois, ces lectures ont suscité des réactions variées. Et insensiblement on en est arrivé au questionnaire que les élèves avaient préparé avec leurs enseignants. Chaque fois, c'était une discussion à bâtons rompus entre les élèves et moi, mais aussi entre les élèves eux-mêmes. Nous avons abordé de nombreux sujets : l'école, la famille, la vocation et les professions, le Sahel, la famine, le français et les langues du Niger, l'Afrique, l'esclavage, l'écrivain, etc Chaque séance a eu son centre d'intérêt principal. J'ai été frappé par la curiosité et l'intérêt de ses enfants. Ces rencontres se sont prolongés de maintes façons durant le reste de mon séjour, au hasard de nos rencontres aux abords du TGP qui jouxte l'école. J'ai su, par le témoignage de certains parents qui m'ont été présentés par leurs enfants, que ces interventions ont eu des échos très positifs dans les familles. Ce fut de délicieux moments qui m'ont aussi de rencontrer des gens du quartier, de construire une certaine familiarité avec quelques voisins.
...

Bilan


Ce séjour a été trop bref pour me permettre de réaliser tous les objectifs que je me fixais. Dans le même temps, je n'ai jamais eu le sentiment d'être saturé, dépassé par le temps ou les événements. Bien au contraire, j'y ai trouvé un rythme de travail efficace et beaucoup d’agréments.
Je retourne à Niamey satisfait. J'y retourne avec la conviction d'avoir pris le temps de concevoir Fête la paix ! ; une pièce de théâtre qui porte un propos que j'ai besoin de mettre sur la place publique. J'y retourne avec empressement pour me remettre au travail avec la détermination de terminer une première version complète d'ici à la fin décembre 2011.
C'est, je le crois vraiment, la seule façon de remercier toutes les personnes qui ont travaillé pour la mise en place de la résidence. Je pense particulièrement à Monique Blin, à François Lecour, à Corine Bernard, à Corinne Jutard, à Marie-Hélène Batard.
Je retourne à Niamey avec le désir de revenir pour achever quelque chose. J'ai eu juste le temps de me familiariser avec l'équipe du Théâtre Gérard Philipe. J'ai aussi commencé avec l'association À mots découverts un chemin que j'aimerais bien poursuivre.

Note de travail d'Alfred Dogbé du 30 septembre 2011 adressée à Monique Blin. Un instantanné lumineux.


Un de nos premiers mouvements de cœur vis est d’accompagner rétrospectivement Alfred Dogbé dans les derniers moments de sa vie – le vol interrompu – où le projet d’une nouvelle pièce, cuisinée dans une résidence d’auteur au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis du 19 octobre au 25 novembre 2011, avait régénéré son optimisme volontariste.
Avant de s’y rendre, avant de répéter pour la énième fois l’épreuve de l’obtention d’un visa au Consulat de France, il avait rédigé une “note de travail”, promise depuis longtemps, à Monique Blin qui a tenu un rôle central dans cette ouverture.
Lors de l'hommage rendu à Alfred Dogbé au Théâtre Le Tarmac, le 14 mars dernier, cette dernière avait choisi, avec beaucoup de pertinence, de le saluer en lisant cette note qui nous apparaît comme une forme d’autoportrait ou d’instantanné de son cheminement de créateur "debout".

De : Alfred Dogbe <alfreddogbe@gmail.com>
Date : 30 septembre 2011 07:06:52 HAEC
Chère Monique,
Je me présente dans deux heures pour l'entretien au consulat. je pense que ça devrait aller. Je reste nerveux malgré tout.
J'ai retrouvé ce mail que je devais t'adresser depuis la mi-mai pour
te parler de mes activités et du pays. Il n'y a pas de grands
changements depuis. J'ai été sur plein de chantiers très éloignés les uns des autres depuis le début de l'année. Je viens de boucler la 5 ème édition du festival Émergences avec le sentiment qu'effectivement j'ai semé une solide graine. Le festival
est tout simplement devenu le plus important rendez-vous théâtral du pays. Il ne s'y passe pas grand chose. Le festival a aussi servi à le
prouver à tous, même à ceux qui se complaisent dans le vedettariat
local.
Cette année, j'ai organisé un séminaire sur les enjeux et perspectives
de la création théâtrale au Niger. On croyait tenir en deux jours, le
27 et 28 derniers. Les travaux durent toujours. Nous en sommes à la
cinquième session de travail : toutes les troupes et compagnies de
théâtre du Niger. Comme d'habitude, on a commencé par mettre en place une association de plus : le réseau des compagnies de théâtre du Niger.
J'ai poussé tout le monde à bout. On travaille actuellement à élaborer un plan d'action sur trois ans, à fixer des normes qui permettent à chacun de courir l'aventure théâtrale qui l'inspire et qui lui impose des limites, celles que nous sommes en train de nous fixer. C'est laborieux mais je suis content. Le sentiment d'emprunter des sentiers qui débouchent quelque part, d'être dans l'action, dans la fabrication de perspectives nouvelles, de rêver et de faire rêver.
Avec le recul, je dirai que les pesanteurs habituelles m'ont vaincu :
les choses sont restées en l'état de décisions. Il n'y a pas eu de
passage à l'acte.
Pendant que nous préparions le festival, j'ai beaucoup fait de la
politique. En mercenaire, pour ainsi dire. Plusieurs de mes amis ont
été candidats aux élections municipales ; six d'entre eux sont
aujourd'hui maires. Ils ne sont pas tous du même bord. Je ne milite
plus dans aucun parti et c'est couru. Mais tous mes amis candidats
m'ont plus ou moins fortement embarqué dans leur campagne, dans l'élaboration de leurs programmes, et dans ce qu'on appelle ici le plan de développement communal. j'ai beaucoup appris sur ce pays. Et j'ai eu cette fois ci l'occasion d'approcher la machinerie politique de mon pays d'assez près. Je n'en suis pas sorti écœuré mais effrayé : les hommes qui nous gouvernent, ne sont pas comme dirait le poète "en avant". Je leur reconnais une énergie et une conviction que dément leur ignorance des problèmes et des enjeux ! Autant ils sont inventifs et déterminés dans le combat contre les adversaires, autant ils apparaissent démunis, désemparés ou carrément inconscients devant les grands problèmes de la société qu'ils veulent gouverner à tout prix. 
J'ai essayé de vendre à quelques uns le rêve d'une action culturelle qui serait autre chose que de la décoration ou un piège à touristes. Je crois que j'y suis parvenu.  Je crains aussi que beaucoup aient déjà épuisé l'énergie dont ils recèlent. Ils voulaient gagner. Ils ont gagné. Souvent parce qu'il est le fils de...  Jamais parce qu'ils ont mobilisés l'électorat autour d'un rêve. La vieille féodalité africaine est entrain de réussir le recyclage et la reconversion qui n'a pas été possible en Europe après le siècle des lumières.
Pendant ce temps, tout autour de nous, le monde nous donne des
avertissements que personne ne veut prendre pour tels. La Côte
d'Ivoire s'est transformée en un vaste charnier. La Libye est un champ de batailles qui a largement débordé sur le Niger. Le terrorisme d'obédience islamique a pris ses racines partout. Ce qui est nouveau, c'est que certains imans n'hésitent plus à afficher leur soutien ou leur appartenance. Les attaques à mains armées contre les bergers sont devenues une activité très lucrative : c'est ainsi que s'approvisionnent les groupes armées qui se terrent dans le Sahara.
 On sait que ce ne sont pas eux qui se livrent aux attaques. Ils arment d'autres personnes qui prennent ce risque-là à leur place. Les armes de guerre sont en vente libre dans certains marchés ruraux, le long de la frontière malienne, environ 300 euros l'unité.
Le CCFN de Niamey est devenu un bunker. Mais je n'ai pas l'impression que mes concitoyens vivent dans la peur ni même l'inquiétude. On en entend dire que ce sont les problèmes des occidentaux. Comment secouer cette inconscience suicidaire ?
Porte toi bien !
Alfred