mardi 29 mai 2012

Le défi - suite


A la fin de l’année 2007, plus de six mois après la première édition du Festival Emergences Alfred attend toujours la deuxième moitié de la subvention accordée par le gouvernement, qui lui permettrait d’en solder les comptes et donc d’empêcher une inéluctable prolifération de conflits.
En préparant – déjà ! - la deuxième édition, il pressent alors l’engrenage de surinvestissement qu’il a lui-même mis en place Dans un long entretien, il me dit l’origine de l’idée et comment elle s’est muée en un défi politique : l’utopie à l’épreuve du feu.

Extraits
Photo Marie-Pierre Cravedi

Au départ

… Nous voulions cantonner le festival dans la Commune Cinq, sur la rive droite. Nous vivons là pour la plupart. Elle est un  peu spéciale : c'est la seule « commune universitaire » du Niger : entre 15 et 20 000 étudiants et enseignants y habitent. Une population scolaire d'environ 50 000 personnes. Mais la Commune Cinq, c'est aussi 5 ou 6 villages qui ont vu la Ville s'installer tout autour. La vie villageoise existe toujours et se mêlé à celle de cette espèce de cité-dortoir pour fonctionnaires et travailleurs du secteur moderne qui partent travailler de l'autre côté du fleuve et reviennent le soir à 20h pour s'installer devant la télé. C'est ce public-là qu'on visait au départ.

… On en est arrivé à vouloir occuper les 5 communes par une série de hasards, et je dirais même par désespoir. Pendant si longtemps on a eu du mal à faire bouger la Commune Cinq, à faire en sorte que la mairie accepte de jouer le jeu ! On a commencé à se dire : « s'ils ne réagissaient pas » ? Et c'est comme ça qu'on s'est étendus. Et après, tout a fait corps. La plupart des responsables communaux de la culture se connaissent. Il y eut des échanges de tuyaux, des propositions… Quelques fois une personne de la Commune Cinq nous donnait un contact dans la Commune Deux. C'est un peu comme ça que les choses se sont faites. En termes d'animation, notre objectif était la proximité. Pour faire simple : presque tous les centres culturels de Niamey ont quelque chose de maudit. Les Centres de Jeunes sont les anciennes Samariya, les organisations de jeunesse pilotées par le régime militaire. Quand j'étais au lycée, il n'était pas question qu'on me voit à la porte d'un tel bâtiment parce que c'était le lieu où la jeunesse récupérée hurlait. Ce n'étaient donc pas des lieux fréquentables pour les gens bien…

Le CCFN est devenu comme le lieu de l'élite lointaine, européanisée, avec ses coopérants et ses artistes, qui ne sont pas d'ici puisqu'ils ont des dreads. C'est donc un autre Niamey.

La maison de la culture Dialo Sékou et le Centre Oumarou Ganda ne sont que du béton. Ils ont perdu leur vocation de lieu de spectacle. Ce sont, dans les meilleurs des cas, des lieux de réunion politique, et c'est valable pour l'ensemble du Niger. Pour nous, artistes, c'est un défi : on ne peut pas continuer à se plaindre de ne pas pouvoir jouer et accepter que ces lieux continuent à être infréquentables. On a la chose et on ne l'utilise pas. Il fallait essayer ça. Niamey peut retrouver de l'animation par les activités de proximité, c'est un peu écrit dans la géographie de la ville d'aujourd'hui, qui a quand même 50 km de part en part, avec des moyens de déplacement extrêmement limités. On a comme des îlots, qui sont côte à côte. Et peut-être qu'il faut commencer par là : donner une vie commune à chacun de ces îlots. Niamey n'est pas encore une monstrueuse ville de béton. Il faut en profiter et réussir à fédérer quelque chose autour.

Stratégies

Et puis, le défi s’était démultiplié lorsque le projet fut en phase de concrétisation. Il avait fallu que les baladins, qui devaient jour après jour assurer leur subsistance et celle de leur famille, se substituent à une entité collective – peut-être introuvable – qui représenterait le théâtre du Niger.

… A partir du mois de décembre, toutes les compagnies du Niger ont adhéré au projet et se sont donnés rendez-vous au Festival. Au total 18 compagnies avec une activité perlée. Pas plus de 3 compagnies, travaillant à l'année, qui pouvaient dire qu'elles avaient créé un spectacle par an sur les 3 dernières années – « Les Tréteaux » sont les seuls à pouvoir prétendre donner plus de 20 représentations par an sur les 5 dernières années. Une réalité très fragile. Mais, une fois que la possibilité était ouverte, le rendez-vous s'imposait naturellement. Il fallait affirmer notre présence et notre désir de faire du théâtre sur la place publique.
… Nous avons énormément démarché le privé. Toutes les grandes entreprises publiques ou semi publiques du Niger consacrent 0,40 ou 0, 50 % de leur budget à l'action sociale culturelle. On ne sait pas ce que ces sommes devient réellement, mais elles existent. Nous avons donc essayé d'émarger sur ces budgets. Ça n'a pas du tout, du tout, du tout, marché, mais on sait pourquoi ! On sait qu'il n'y a que deux options : ou ça marche par relation, par « copinage », ou on essaie de faire en sorte que le milieu réussisse à convaincre ces entreprises de nous acheter à l'année 2,3, 10, 20 spectacles, et même pour les enfants de leur personnel. Il y a quelque chose comme ça à structurer. Mais ce travail énorme était incompatible avec nos délais. Nous n'avons donc pas pu aller jusqu'au bout de cette idée.

… Alors nous nous sommes concentrés sur la mobilisation des associations, groupes ou même simplement des personnes ayant de l'influence dans leur quartier, pour mettre en route un certain nombre d'actions visant à attirer du public. Ça s'est fait dans une sorte de confusion où chacun réorientait le mouvement dans une direction imprévue. On s'y est aussi laissé aller parce qu'on ne savait pas trop bien comment ça allait se passer. Et cela a été surtout une série de très bonnes surprises. De sentir cette force qui existait, cette attente qu'on avait sous-estimée. A l'approche du Festival, nous avons été contraints de supplier certains groupes d'annuler certains rendez-vous parce que nous n'avions pas les moyens d'être partout et de répondre à toutes les demandes. Cela voulait dire qu'il y avait encore tout un travail de structuration, de mobilisation et, surtout, d'organisation à poursuivre. Cela nous a aidé à clarifier notre position : nous ne livrons pas un festival à des salles, mais, co-organisons des spectacles avec les lieux et les groupes qui les accueillent. Mais dans un cadre professionnel, notre position signifiait concrètement vouloir une chose et son contraire parce que ces lieux, ne sont même pas équipés pour recevoir des spectacles professionnels, parce que ces groupes souvent ne savent même pas ce que cela veut dire et ne sont même pas organisés pour dialoguer vite avec un régisseur qui a des attentes et des besoins très précis.
Comment s'organiser techniquement pour accueillir de façon convenable des spectacles professionnels et un public de 200, 300 personnes dans des lieux, qui se réduisent à 4 murs, avec à peine de l'électricité, et à des normes domestiques ? Ce sera le chantier de la deuxième édition.
Les prix que nous avions fixés étaient très bas… Il s'agissait d'abord de réaffirmer un principe perdu. Le théâtre ne peut pas vivre juste de la billetterie, c'est sûr. Si nous nous battons pour que le public contribue à la réalité d'un festival, c'est pour pouvoir dire en face, aux institutions : vous voyez bien que les bénéficiaires se bougent aussi et manifestent leur désir de.
… Il faut aller vers les individus, en les impliquant. Cet objectif est pour nous le plus important parce qu'il s'agit de créer un endroit où les choses sont possibles. A partir de ce moment, la qualité de ce qui s'y fait et les exigences qu'on peut avoir vont venir de la rencontre entre tous ceux qui y contribuent avec conviction.

L’épreuve tentaculaire

Et finalement l’utopie avait accouché d’une manifestation dont l’organisation avait demandé aux neuf mercenaires de l’Arène des efforts héroïques : elle avait eut lieu dans 6 « centres de jeunes », au CCFN, à la Maison de la culture Dia Sékou, au Centre Oumarou Ganda, dans 5 écoles, au Lycée Mariama (une petite salle de théâtre autrefois dirigée par les scouts du Niger où beaucoup de doyens du théâtre nigérien ont fait leurs premières armes),  au Lycée Isa Beri, au club de la Mission catholique (« c'était un peu comme un retour aux origines du théâtre parce que les représentations étaient données sur le perron de l'église ») et à la Prison civile. Au total : 36 représentations en une semaine ! Prodige de volonté et de naïveté ! Le comble c’était qu’ils avaient prévu d’en programmer le double !

Pas de western sans prison

Les trois représentations données à la prison civile étaient un symbole de la visée populaire du festival, d’autant plus authentique que rien de particulier n’avait été prévu pour le lieu. D’ailleurs le choix de la pièce, dans la représentation à laquelle j’avais assisté, avait été malheureux : elle était une des plus absconses du programme. Mais la difficulté, notamment son vocabulaire, paraissait faire partie du jeu pour les grappes de gloutons que contenaient les matons. Les prisonniers, par leur langage muet et leurs rires, semblaient interpréter et vivre l’histoire au fil de son mouvement  imprévisible. Elle devenait leur histoire et le bénéfice qu’ils en retiraient était bien palpable. Sans doute s’étaient-ils montrés plus avides que d’autres d’échapper à la lassitude des horizons bouchés, mais il n’y avait pas, cependant, une si grande différence avec les autres scènes improvisées au cœur des quartiers populaires de Niamey. Partout, l’attente du public était intense.
J’ai toujours été convaincu que ce petit aspect du festival avait une grande importance pour Alfred, qu’il traduisait quelques connivences secrètes avec son imaginaire de la capitale, ou avec le rêve ancien d’un ordre renversé. Je ne m’étais pas étonné qu’il ait tiré de cette expérience un des motifs les plus vigoureux pour poursuivre l’aventure. Et je crois bien que le festival  a manifesté la même classe durant ses éditions successives


… Longtemps après, j'ai rencontré la responsable de l'Association Jeunesse Féminine du Niger – Madamme Cissé -, qui intervient dans la prison en termes de prise en charge des jeunes en vue de leur réinsertion. Une des pensionnaires lui avait parlé du spectacle qu'elle avait vu. Et ce qu'elle lui a dit l'avait poussé à nous rencontrer et, même, convaincue de s'impliquer dans la préparation de la prochaine édition. Elle n'avait même pas été tenue au courant et n’avait donc vu aucune représentation, mais cette fille de 15 ou 16 ans, incarcérée pour avoir poignardé un de ses camarades, qui était complètement fermée, s'était mise tout à coup à parler avec enthousiasme. C'est pourquoi Madame Cissé a pensé faire un travail avec nous à l’avenir. Ce sont des choses comme ça qui t'amènent à te dire : Voilà, ça vaut vraiment la peine de le faire !

Piège parmi les pièges

Mais cette idée de multiplier à l’infini les lieux, les partenaires et les interlocuteurs pour embrasser toute la ville était littéralement folle à vivre. Sous son éternel masque d’optimisme, son initiateur s’épuisait.

Un des pièges de la deuxième édition c'est que tout est trop possible ! C'est notre fil conducteur : on construit avec un maximum de partenaires avec le risque d'aller dans tous les sens. Il faut savoir constamment garder sa vigilance et négocier. Le plus dur c'est de pouvoir définir clairement avec tout le monde ce que nous n'allons pas faire ensemble !  Ça, c'est pas gagné ! On peut briser un élan ou même perdre complètement l'identité du projet de vue.

« La réalité »

Mais la fragilité de l’entreprise et la confusion entrainée par la dispersion des tâches n’ont jamais ôté au créateur du Festival Emergences son exigence de lucidité qu’il voulait partager sur la base d’une revendication minimale - l’ambition d’une cause nationale et donc panafricaine – qui fédérerait les énergies et ouvrirait à une véritable indépendance d’esprit. Si l’Etat providence était une vue de l’esprit, il fallait alors à forger des outils de production à partir de la « réalité ».

En gros la programmation du Festival c'est les créations nigériennes. A court terme, on ne court pas le risque d'être submergé! Nous accueillons donc tous les spectacles qui sont proposés par les équipes du Niger pratiquant le théâtre de façon permanente et ayant la vocation d'être des compagnies professionnelles, mais à l'heure où nous parlons il n'y a même pas de définition légale de l'artiste professionnel au Niger : on n'a que des références extérieures. Il n'y a pas encore de normes partagées. C'est surtout le fait que ce soit vécu comme un travail permanent, même s'il est à temps partiel. Il y a donc ce paquet-là, une ouverture vers les spectacles d'Afrique de l'Ouest principalement, toujours à cause de cette idée de proximité par rapport aux contraintes d'organisation et de financement que nous avons : des gens que nous pouvons toucher, des spectacles que nous connaissons ou que nous pouvons connaître et faire venir facilement. C'est autour de ce noyau que le Festival s'est fait l'année dernière.
Il faut prioritairement aider les artistes à mettre sur la place publique des propositions qui soient artistiques dans des conditions techniques minimales pour que leur parole prenne du sens.

A bout de force

Et puis, entre des déclarations martiales, toujours enrobées de patience et de bonne humeur, Alfred, tout à son élan de sincérité, pouvait également rapporter les couleurs de la catalepsie sahélienne, la menace d’anéantissement de la moindre initiative culturelle locale.

Constamment on constatait qu'on était au bout de nos forces. Nous n'avons jamais eu le sentiment d'avoir fait facilement les choses. Au contraire, on se demandait tous les jours si on n'en faisait pas trop.
L'après Festival a été plus pénible que le Festival lui-même. Autant la préparation fut très joyeuse et très mobilisatrice - tous les jours nous avions un nouveau partenaire qui n'en revenait pas qu'on lui fasse cette proposition  - autant les 7 jours du Festival furent remplis par la peur que le bus s'arrête ou qu'il n'y ait plus de repas ! A partir du 3ème jour, en effet, nous ne pouvions plus payer la dame qui assurait la restauration : elle nous a nourri à crédit. « Quand est-ce que tout va s'arrêter » ? On a passé la semaine avec cette angoisse. Dès la clôture du festival, nous avons attendu la subvention du Ministère de la culture que nous avions espérée durant toute sa durée. Elle nous aurait permis de solder d'un seul coup toutes nos dettes ! Six mois plus tard on en attend encore la moitié ! Nous n'avons pas encore réglé les compagnies de Cote d'Ivoire et du Bénin, et les formateurs du Togo et du Burkina. Pendant le mois suivant, on a pensé que ça serait demain… Et nous avons entretenu cette attente par mails, par SMS : « C'est quand » ? « ça vient » ? Etc. Puis, il y eut un moment où les gens ont arrêté de poser des questions… J'espère qu'on l'aura avant la fin de l'année 2007 !

Alfred a fini par arracher la somme promise par l’Etat du Niger - avant l’ouverture de la deuxième édition ou même après, je ne me souviens plus -, mais la même épreuve se répétera à chaque fois jusqu’aujourd’hui - peut-être dans de pires conditions, ne serait-ce qu’à cause de la répétition de l’humiliation et des angoisses.


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