A
la fin de l’année 2007, plus de six mois après la première édition du Festival
Emergences Alfred attend toujours la deuxième moitié de la subvention accordée
par le gouvernement, qui lui permettrait d’en solder les comptes et donc
d’empêcher une inéluctable prolifération de conflits.
En
préparant – déjà ! - la deuxième édition, il pressent alors l’engrenage de
surinvestissement qu’il a lui-même mis en place Dans un long entretien, il
me dit l’origine de l’idée et comment elle s’est muée en un défi politique :
l’utopie à l’épreuve du feu.
Extraits
Au départ
… Nous voulions cantonner le
festival dans la Commune Cinq, sur la rive droite. Nous vivons là pour la
plupart. Elle est un peu
spéciale : c'est la seule « commune universitaire » du
Niger : entre 15 et 20 000 étudiants et enseignants y habitent. Une
population scolaire d'environ 50 000 personnes. Mais la Commune Cinq, c'est
aussi 5 ou 6 villages qui ont vu la Ville s'installer tout autour. La vie
villageoise existe toujours et se mêlé à celle de cette espèce de cité-dortoir
pour fonctionnaires et travailleurs du secteur moderne qui partent travailler
de l'autre côté du fleuve et reviennent le soir à 20h pour s'installer devant
la télé. C'est ce public-là qu'on visait au départ.
… On en est arrivé à vouloir
occuper les 5 communes par une série de hasards, et je dirais même par
désespoir. Pendant si longtemps on a eu du mal à faire bouger la Commune Cinq,
à faire en sorte que la mairie accepte de jouer le jeu ! On a commencé à
se dire : « s'ils ne réagissaient pas » ? Et c'est comme ça qu'on
s'est étendus. Et après, tout a fait corps. La plupart des responsables
communaux de la culture se connaissent. Il y eut des échanges de tuyaux, des
propositions… Quelques fois une personne de la Commune Cinq nous donnait un
contact dans la Commune Deux. C'est un peu comme ça que les choses se sont
faites. En termes d'animation, notre objectif était la proximité. Pour faire
simple : presque tous les centres culturels de Niamey ont quelque chose de
maudit. Les Centres de Jeunes sont les anciennes Samariya, les organisations de jeunesse pilotées par le régime
militaire. Quand j'étais au lycée, il n'était pas question qu'on me voit à la
porte d'un tel bâtiment parce que c'était le lieu où la jeunesse récupérée
hurlait. Ce n'étaient donc pas des lieux fréquentables pour les gens bien…
Le CCFN est devenu comme le lieu de
l'élite lointaine, européanisée, avec ses coopérants et ses artistes, qui ne
sont pas d'ici puisqu'ils ont des dreads. C'est donc un autre Niamey.
La maison de la culture Dialo Sékou
et le Centre Oumarou Ganda ne sont que du béton. Ils ont perdu leur vocation de
lieu de spectacle. Ce sont, dans les meilleurs des cas, des lieux de réunion
politique, et c'est valable pour l'ensemble du Niger. Pour nous, artistes,
c'est un défi : on ne peut pas continuer à se plaindre de ne pas pouvoir jouer
et accepter que ces lieux continuent à être infréquentables. On a la chose et
on ne l'utilise pas. Il fallait essayer ça. Niamey peut retrouver de
l'animation par les activités de proximité, c'est un peu écrit dans la
géographie de la ville d'aujourd'hui, qui a quand même 50 km de part en part,
avec des moyens de déplacement extrêmement limités. On a comme des îlots, qui
sont côte à côte. Et peut-être qu'il faut commencer par là : donner une vie
commune à chacun de ces îlots. Niamey n'est pas encore une monstrueuse ville de
béton. Il faut en profiter et réussir à fédérer quelque chose autour.
Stratégies
Et
puis, le défi s’était démultiplié lorsque le projet fut en phase de
concrétisation. Il avait fallu que les baladins, qui devaient jour après jour
assurer leur subsistance et celle de leur famille, se substituent à une entité
collective – peut-être introuvable – qui représenterait le théâtre du Niger.
… A partir du mois de décembre,
toutes les compagnies du Niger ont adhéré au projet et se sont donnés
rendez-vous au Festival. Au total 18 compagnies avec une activité perlée. Pas
plus de 3 compagnies, travaillant à l'année, qui pouvaient dire qu'elles
avaient créé un spectacle par an sur les 3 dernières années – « Les
Tréteaux » sont les seuls à pouvoir prétendre donner plus de 20
représentations par an sur les 5 dernières années. Une réalité très fragile.
Mais, une fois que la possibilité était ouverte, le rendez-vous s'imposait
naturellement. Il fallait affirmer notre présence et notre désir de faire du
théâtre sur la place publique.
… Nous avons énormément démarché le
privé. Toutes les grandes entreprises publiques ou semi publiques du Niger
consacrent 0,40 ou 0, 50 % de leur budget à l'action sociale culturelle. On ne
sait pas ce que ces sommes devient réellement, mais elles existent. Nous avons
donc essayé d'émarger sur ces budgets. Ça n'a pas du tout, du tout, du tout,
marché, mais on sait pourquoi ! On sait qu'il n'y a que deux options : ou
ça marche par relation, par « copinage », ou on essaie de faire en
sorte que le milieu réussisse à convaincre ces entreprises de nous acheter à
l'année 2,3, 10, 20 spectacles, et même pour les enfants de leur personnel. Il
y a quelque chose comme ça à structurer. Mais ce travail énorme était
incompatible avec nos délais. Nous n'avons donc pas pu aller jusqu'au bout de
cette idée.
… Alors nous nous sommes concentrés
sur la mobilisation des associations, groupes ou même simplement des personnes
ayant de l'influence dans leur quartier, pour mettre en route un certain nombre
d'actions visant à attirer du public. Ça s'est fait dans une sorte de confusion
où chacun réorientait le mouvement dans une direction imprévue. On s'y est
aussi laissé aller parce qu'on ne savait pas trop bien comment ça allait se
passer. Et cela a été surtout une série de très bonnes surprises. De sentir
cette force qui existait, cette attente qu'on avait sous-estimée. A l'approche
du Festival, nous avons été contraints de supplier certains groupes d'annuler
certains rendez-vous parce que nous n'avions pas les moyens d'être partout et
de répondre à toutes les demandes. Cela voulait dire qu'il y avait encore tout
un travail de structuration, de mobilisation et, surtout, d'organisation à
poursuivre. Cela nous a aidé à clarifier notre position : nous ne livrons
pas un festival à des salles, mais, co-organisons des spectacles avec les lieux
et les groupes qui les accueillent. Mais dans un cadre professionnel, notre
position signifiait concrètement vouloir une chose et son contraire parce que
ces lieux, ne sont même pas équipés pour recevoir des spectacles
professionnels, parce que ces groupes souvent ne savent même pas ce que cela
veut dire et ne sont même pas organisés pour dialoguer vite avec un régisseur
qui a des attentes et des besoins très précis.
Comment s'organiser techniquement
pour accueillir de façon convenable des spectacles professionnels et un public
de 200, 300 personnes dans des lieux, qui se réduisent à 4 murs, avec à peine
de l'électricité, et à des normes domestiques ? Ce sera le chantier de la
deuxième édition.
Les prix que nous avions fixés
étaient très bas… Il s'agissait d'abord de réaffirmer un principe perdu. Le
théâtre ne peut pas vivre juste de la billetterie, c'est sûr. Si nous nous
battons pour que le public contribue à la réalité d'un festival, c'est pour
pouvoir dire en face, aux institutions : vous voyez bien que les bénéficiaires
se bougent aussi et manifestent leur désir de.
… Il faut aller vers les individus,
en les impliquant. Cet objectif est pour nous le plus important parce qu'il
s'agit de créer un endroit où les choses sont possibles. A partir de ce moment,
la qualité de ce qui s'y fait et les exigences qu'on peut avoir vont venir de la
rencontre entre tous ceux qui y contribuent avec conviction.
L’épreuve tentaculaire
Et
finalement l’utopie avait accouché d’une manifestation dont l’organisation avait
demandé aux neuf mercenaires de l’Arène des efforts héroïques : elle avait eut
lieu dans 6 « centres de jeunes », au CCFN, à la Maison de la culture
Dia Sékou, au Centre Oumarou Ganda, dans 5 écoles, au Lycée Mariama (une petite
salle de théâtre autrefois dirigée par les scouts du Niger où beaucoup de
doyens du théâtre nigérien ont fait leurs premières armes), au Lycée Isa Beri, au club de la
Mission catholique (« c'était un peu comme un retour aux origines du
théâtre parce que les représentations étaient données sur le perron de l'église »)
et à la Prison civile. Au total : 36 représentations en une semaine !
Prodige de volonté et de naïveté ! Le comble c’était qu’ils avaient prévu d’en
programmer le double !
Pas de western sans
prison
Les
trois représentations données à la prison civile étaient un symbole de la visée
populaire du festival, d’autant plus authentique que rien de particulier
n’avait été prévu pour le lieu. D’ailleurs le choix de la pièce, dans la
représentation à laquelle j’avais assisté, avait été malheureux : elle
était une des plus absconses du programme. Mais la difficulté, notamment son
vocabulaire, paraissait faire partie du jeu pour les grappes de gloutons que
contenaient les matons. Les prisonniers, par leur langage muet et leurs rires,
semblaient interpréter et vivre l’histoire au fil de son mouvement imprévisible. Elle devenait leur
histoire et le bénéfice qu’ils en retiraient était bien palpable. Sans doute
s’étaient-ils montrés plus avides que d’autres d’échapper à la lassitude des
horizons bouchés, mais il n’y avait pas, cependant, une si grande différence avec
les autres scènes improvisées au cœur des quartiers populaires de Niamey.
Partout, l’attente du public était intense.
J’ai
toujours été convaincu que ce petit aspect du festival avait une grande
importance pour Alfred, qu’il traduisait quelques connivences secrètes avec son
imaginaire de la capitale, ou avec le rêve ancien d’un ordre renversé. Je ne
m’étais pas étonné qu’il ait tiré de cette expérience un des motifs les plus
vigoureux pour poursuivre l’aventure. Et je crois bien que le festival a manifesté la même classe durant ses
éditions successives
… Longtemps après, j'ai rencontré
la responsable de l'Association Jeunesse Féminine du Niger – Madamme Cissé -,
qui intervient dans la prison en termes de prise en charge des jeunes en vue de
leur réinsertion. Une des pensionnaires lui avait parlé du spectacle qu'elle
avait vu. Et ce qu'elle lui a dit l'avait poussé à nous rencontrer et, même,
convaincue de s'impliquer dans la préparation de la prochaine édition. Elle
n'avait même pas été tenue au courant et n’avait donc vu aucune représentation,
mais cette fille de 15 ou 16 ans, incarcérée pour avoir poignardé un de ses
camarades, qui était complètement fermée, s'était mise tout à coup à parler avec
enthousiasme. C'est pourquoi Madame Cissé a pensé faire un travail avec nous à
l’avenir. Ce sont des choses comme ça qui t'amènent à te dire : Voilà, ça vaut
vraiment la peine de le faire !
Piège parmi les pièges
Mais
cette idée de multiplier à l’infini les lieux, les partenaires et les
interlocuteurs pour embrasser toute la ville était littéralement folle à vivre.
Sous son éternel masque d’optimisme, son initiateur s’épuisait.
Un des pièges de la deuxième
édition c'est que tout est trop possible ! C'est notre fil conducteur : on
construit avec un maximum de partenaires avec le risque d'aller dans tous les
sens. Il faut savoir constamment garder sa vigilance et négocier. Le plus dur
c'est de pouvoir définir clairement avec tout le monde ce que nous n'allons pas
faire ensemble ! Ça, c'est pas
gagné ! On peut briser un élan ou même perdre complètement l'identité du projet
de vue.
« La réalité »
Mais
la fragilité de l’entreprise et la confusion entrainée par la dispersion des
tâches n’ont jamais ôté au créateur du Festival Emergences son exigence de
lucidité qu’il voulait partager sur la base d’une revendication minimale -
l’ambition d’une cause nationale et donc panafricaine – qui fédérerait les
énergies et ouvrirait à une véritable indépendance d’esprit. Si l’Etat
providence était une vue de l’esprit, il fallait alors à forger des outils de
production à partir de la « réalité ».
En gros la programmation du
Festival c'est les créations nigériennes. A court terme, on ne court pas le
risque d'être submergé! Nous accueillons donc tous les spectacles qui sont
proposés par les équipes du Niger pratiquant le théâtre de façon permanente et ayant
la vocation d'être des compagnies professionnelles, mais à l'heure où nous
parlons il n'y a même pas de définition légale de l'artiste professionnel au
Niger : on n'a que des références extérieures. Il n'y a pas encore de
normes partagées. C'est surtout le fait que ce soit vécu comme un travail
permanent, même s'il est à temps partiel. Il y a donc ce paquet-là, une
ouverture vers les spectacles d'Afrique de l'Ouest principalement, toujours à
cause de cette idée de proximité par rapport aux contraintes d'organisation et
de financement que nous avons : des gens que nous pouvons toucher, des
spectacles que nous connaissons ou que nous pouvons connaître et faire venir
facilement. C'est autour de ce noyau que le Festival s'est fait l'année dernière.
Il faut prioritairement aider les
artistes à mettre sur la place publique des propositions qui soient artistiques
dans des conditions techniques minimales pour que leur parole prenne du sens.
A bout de force
Et
puis, entre des déclarations martiales, toujours enrobées de patience et de
bonne humeur, Alfred, tout à son élan de sincérité, pouvait également rapporter
les couleurs de la catalepsie sahélienne, la menace d’anéantissement de la
moindre initiative culturelle locale.
Constamment on constatait qu'on
était au bout de nos forces. Nous n'avons jamais eu le sentiment d'avoir fait
facilement les choses. Au contraire, on se demandait tous les jours si on n'en
faisait pas trop.
L'après Festival a été plus pénible
que le Festival lui-même. Autant la préparation fut très joyeuse et très
mobilisatrice - tous les jours nous avions un nouveau partenaire qui n'en
revenait pas qu'on lui fasse cette proposition - autant les 7 jours du Festival furent remplis par la peur
que le bus s'arrête ou qu'il n'y ait plus de repas ! A partir du 3ème
jour, en effet, nous ne pouvions plus payer la dame qui assurait la
restauration : elle nous a nourri à crédit. « Quand est-ce que tout
va s'arrêter » ? On a passé la semaine avec cette angoisse. Dès la clôture
du festival, nous avons attendu la subvention du Ministère de la culture que
nous avions espérée durant toute sa durée. Elle nous aurait permis de solder d'un
seul coup toutes nos dettes ! Six mois plus tard on en attend encore la
moitié ! Nous n'avons pas encore réglé les compagnies de Cote d'Ivoire et du
Bénin, et les formateurs du Togo et du Burkina. Pendant le mois suivant, on a
pensé que ça serait demain… Et nous avons entretenu cette attente par mails,
par SMS : « C'est quand » ? « ça
vient » ? Etc. Puis, il y eut un moment où les gens ont arrêté de poser
des questions… J'espère qu'on l'aura avant la fin de l'année 2007 !
Alfred
a fini par arracher la somme promise par l’Etat du Niger - avant l’ouverture de
la deuxième édition ou même après, je ne me souviens plus -, mais la même épreuve
se répétera à chaque fois jusqu’aujourd’hui - peut-être dans de pires
conditions, ne serait-ce qu’à cause de la répétition de l’humiliation et des
angoisses.
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