Saisir la force narrative d’Alfred Dogbé en « deux, trois mouvements » : Tiens, bon Bonkano ! et cette nouvelle - inédite. Le troisième mouvement, tout aussi implacable, c’est de toucher tout de suite le fond : la réalité sans le fard des discours – ici et là-bas. Propos acerbe autant que blessé sur la démocratie appliquée à l’Afrique.
Quand Larabou parvint dans la cour de l'école primaire N°1, ses appréhensions se dissipèrent. Les électeurs de son quartier, disposés en deux files, échangeaient nouvelles et plaisanteries en attendant leur tour. Douze gendarmes en tenue de combat observaient le scrutin avec une vigilance extrême. La campagne pour les élections municipales avait été émaillée d'incidents graves et brutaux. Larabou sortait de l'hôpital: fracture de la jambe droite. Trois semaines d'immobilisation parce que les militants du camp adverse avaient essayé de saper le meeting de son cousin Djigal. Depuis, les autorités, par la voix du ministre de la loi et de l’ordre, avaient prévenu :
- Aucun désordre ne sera toléré le jour du vote.
Larabou rejoignit le rang des hommes. Un jeune homme, manifestement ivre, vint se placer derrière lui et se mit à hurler le nom de son candidat :
- Quiconque ne vote pas pour Kalangou est un âne!
Larabou se demandait encore s'il devait répliquer à l'insolent ou simplement le gifler quand deux gendarmes vinrent se saisir du provocateur. Ils l'enfermèrent dans leur fourgon. Larabou vit cela. Il devint tout à fait rassuré et confiant. Tant que le vote ne serait pas perturbé, tant que les électeurs pourraient librement choisir, son cousin Djigal l'emporterait. Forcément! Kalangou, l'autre candidat, n'était pas un vrai fils de la commune.
Vint le tour de Larabou. Il présenta sa carte d'électeur et sa carte d'identité nationale. Le premier membre du bureau examina les documents, parcourut la liste électorale, puis se tourna vers son collègue:
- Vérifie-moi ça, s’il te plaît !
Le second membre du bureau s'exécuta puis se référa à un troisième; ainsi de suite jusqu'au septième:
- Vous n'êtes pas inscrit dans ce bureau.
- Ce n'est pas possible! J'habite en face.
- Oh! Allez donc voir dans les bureaux voisins.
Les autres électeurs s'impatientaient bruyamment derrière Larabou. Deux gendarmes s'approchèrent. Larabou n'insista pas. Le bureau de vote suivant n'était qu'à quelques pas. Larabou se dit qu'il n’aurait pas perdu une heure s’il avait suivi les recommandations de son cousin Djigal :
- Vérifiez personnellement si votre nom figure sur la liste. Faites-le bien avant le jour du scrutin! Ce petit effort vous fera gagner du temps le jour du vote. Et puis vous compliquerez ainsi la tâche aux voleurs d’urnes !
Au bureau de vote suivant, Larabou attendit encore une heure. Son nom ne figurait pas sur la liste. Les membres du bureau de vote respectaient strictement les directives. Les autres électeurs regardaient Larabou comme un animal étrange. Et les gendarmes manifestaient la même fermeté dans leur mutisme féroce. Larabou n’insista pas. Il traîna ainsi sa jambe droite de bureau de vote en bureau de vote. Chaque fois, il attendait patiemment son tour, puis on lui demandait de s'adresser ailleurs. Chaque fois il s'éloignait dès que les gendarmes commençaient à s'énerver.
En quittant le dixième bureau, il fut tenté d'abandonner la partie.
Il avait battu campagne. Il s'était battu. Sa jambe droite était encore prise dans le plâtre. Tout cela pour rien? Lors du meeting, son cousin Djigal avait mis à nu les ruses frauduleuses de l'adversaire: on cherchait à le décourager, pour attribuer son suffrage à un autre! Mais lui, Larabou, jamais il ne renoncerait à son droit de vote! Ce serait trahir le combat du cousin Djigal! Ce serait souiller la mémoire des martyrs de la démocratie. Non! Il ne sortirait pas du onzième bureau sans avoir voté !
Son tour vint.
- Allez voir ailleurs!
- Je suis passé partout ailleurs.
- Vous ne pouvez pas voter ici.
- Je vais voter !
- Monsieur, sortez du rang ou j'appelle les gendarmes!
- Je voterai ici !
Deux gendarmes prirent Larabou par les épaules. Larabou s'arc-bouta à la table, à la porte, à tout ce qui donnait prise. Le président du bureau et ses assesseurs s'enfuirent. Les douze gendarmes ne parvinrent pas à maîtriser l'électeur en colère. Quatre fourgons appelés en renfort surgirent. Quarante-huit gendarmes se déployèrent pour encercler le révolté. La mêlée ruait de la salle à la cour, elle refluait de la cour à la salle. Le rebelle avait des menottes autour de ses bras, de ses jambes, de son cou. Mais il criait toujours :
- Je voterai !
L'officier fourra son béret dans la bouche de Larabou qui l'avala, déglutit puis hurla de plus belle :
- Je suis un citoyen !
Le phénomène se défit des neuf menottes et fonça vers la table du bureau de vote en traînant douze soldats agrippés à ses bras, à ses jambes, à tout son corps. Et il rugit :
- C'est mon droit!
Larabou prit les bulletins comme l'avait prescrit le cousin Djigal :
- Un de chaque !
Puis il pénétra dans l'isoloir en traînant l'escouade. Au même moment, l'officier hurla la dernière sommation. Les gendarmes s'écartèrent de la cible. L'officier était un tireur d'élite couvert de décorations. La balle traversa l'isoloir de part en part. Larabou ressortit de l’isoloir. Il tanguait comme une pirogue éventrée. En direction de l’urne. Les gendarmes battirent en retraite. L’officier tireur d'élite médaillé interpellait son pistolet du regard pendant que Larabou glissait l’enveloppe dans la caisse cadenassée.
- J'ai voté !
L’officier leva la tête. Il vit Larabou qui souriait. Et ses dents étaient rouges. Le citoyen s'empara de la liste électorale, y inscrivit son nom, émargea en face, puis s'écroula. Raide mort.
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