mardi 15 mai 2012

Dans la vérité du jour


Sous l’éclairage de Tiens bon, Bonkano, Le vote de Larabou et Petit Bou, découvrir les fictions brutales et fulgurantes d’Alfred Dogbé : une claque, une électrisante leçon de littérature, une manière juste et précise de se connecter au réel africain, nigérien.
Cette nouvelle, publiée sur le magazine électronique de l'écrivain Thierry Marignac - Antifixion -, complètera judicieusement cet entre aperçu de l'art d'Alfred Dogbé : l’ironie acérée  avec laquelle  il nous raconte « les nuit de Niamey ».

Le jour se lève. Les yeux clos, Abou écoute les premiers bruits lointains de l'aube. Tout près de lui, un souffle régulier : sa conquête de la veille. Elle dort. Un beau corps. Une nuit folle ! Abou revoit le film de la soirée.
Abou sort du bureau, la poche gonflée par l'enveloppe de sa paie. Il rentre à pied exactement comme au cours des dix derniers jours du mois pendant lesquels il n'a pu se payer le ticket du bus. Il emprunte la rue des écoles et déambule dans l'animation de la fin de journée. Il s'égare au milieu des courses-poursuites et bagarres d'écoliers. Il contemple les croupes des collégiennes sur les trottoirs. Aux abords du Grand Marché, il est pris dans la frénésie des commerçants et artisans pressés de regagner leurs domiciles.
Abou marche en direction du rond-point des Hôtels. La nuit tombe. Et la rue s'organise pour accueillir les noctambules. Les vendeurs de grillades et les cafés s'installent. Même l'accoutrement des passants change : ni boubous, ni pagnes, mais des blue-jeans exagérément moulants, des jupes extrêmement courtes, et des talons aiguilles tout droit sortis des écrans de polars. Le monde de l'argent facile et des jeux dangereux ouvre ses portes illuminées de néons.
Finalement, ses pas le conduisent dans son bar habituel. Rue des Cinémas. Rares sont les soirées où Abou n'y est pas. Fauché ou pas, il y vient. Il y a toujours quelqu'un pour offrir un pot. Abou aime bien l'ambiance tapageuse du bistrot et ce mélange suffocant de tabac, d'alcool et de sueur. Il se sent vivre dans la musique assourdissante, le tintement du flipper et les bris de verre. Le roucoulement affolant des filles l'excite autant que leurs yeux bavards. Il aime leurs regards profonds et insistants quand elles demandent du feu, désinvoltes et prometteurs quand elles mendient un verre ou un repas. Abou aime observer les clients entrer dans le bistrot d'un pas assuré pour en ressortir titubants.
Il se sent vivre parmi les conciliabules, les coups de gueule, les fanfaronnades, les inévitables rixes, et les vigoureuses interventions du videur.
Quand Abou entre, la salle est déjà pleine. Vendredi de fin de mois. Abou partage la table d'un trio très intéressant. Des gens comme lui, qui les moyens de s'offrir du bon temps. Il offre la première tournée. On se met à parler politique. Le consensus est rapide et chaleureux à propos des chefs qui imposent la médiocrité de leurs vues au peuple. La causerie devient bruyante, vive et osée. Pour un rien on rit jusqu'aux larmes et chacun assèche sa bouteille bien avant de dresser la plate-forme salvatrice qui permettra à chaque travailleur de jouir de la reconnaissance de son travail, de week-end bien arrosés et d'une retraite suffisamment consistante pour ne pas mourir de soif. Pour une tournée payée, on lui en offre six. Pas moins ! Et chaque fois, Abou provoque le rire de ses nouveaux amis avec sa réplique favorite : Il n'y a pas de mal à se faire du bien
Peinture de Sani
Vers minuit, elle apparaît : une jupe immaculée et fendue qui révèle sans dévoiler, un corsage noir qui ne cache rien et une large ceinture rouge sang. Une entrée. Un murmure admiratif domine le vacarme: « Arrivage! arrivage! ». C'est le vocable pour désigner une nouvelle fille. Ici, comme dans tous les autres maquis de la ville, les hommes viennent seuls pour se livrer à la révolution et à la chasse aux filles.
Celle-ci est particulièrement désirable. Elle ne fait aucune difficulté pour s'asseoir à la table d'Abou et de ses compagnons. Elle boit avec eux, taquinant l'un, aguichant l'autre, égarant sa main sous la table pendant que d'autres mains font plus qu'effleurer son corps. Abou surprend plusieurs fois le regard assassin des autres filles du bar, les appels discrets des autres clients.
Au bout d'une heure, elle avoue avoir faim. Quelqu'un commande de la viande. Une montagne de grillades qu'on mange à peine. Un autre trouve la viande mal grillée et exige du poisson frit que l'on trouve trop froid. Un troisième doit convaincre la dame que les langues de bœuf sont plus exquises. La lutte est désormais ouverte. On se présente : qui est chef de service, qui directeur d'école, qui diplomate en congé. Abou ne se présente pas.
- Et toi? Dis-moi ce que tu fais.
- Si ça t'intéresse vraiment, je te le dirai tout à l'heure. Mais buvons et dansons d'abord. Il n'y a pas de mal à se faire du bien, ou bien ?
Il l'a appâtée. Pour bien l'accrocher, il sort de sa poche toute sa paie. Veillant scrupuleusement à mettre en évidence les gros billets, il offre une nouvelle tournée. D'autres suivent car la dame ne semble pas avoir choisi. Les compagnons d'Abou s'évertuent à la séduire en lui racontant leurs déboires : l'un endure une épouse vivant sur une autre planète, l'autre souffre de diriger des fonctionnaires incompétents, le troisième se plaint de ce que ses lumineuses idées politiques ne passent pas en haut lieu. Abou les écoute se vanter de leurs échecs et décrire leurs exils, se contentant de temps à autre d'inviter la dame à danser. La lutte dure, sournoise et rude, tout au long de la gaie et fraternelle causerie.
Qu'a-t-il fait ou dit pour avoir le dessus? En vérité, Abou ne s'en rappelle pas. Il se souvient seulement avoir relevé le défi, triomphé et claqué sa paie... Dire que ces farfelus qui ne savent même pas danser ont osé rivaliser avec lui, Abou! Quelle dérision! Abou revoit leurs yeux exorbités d'envie, leurs sourires de dépit au moment où il les abandonne dans le bar...
Il ne se rappelle même plus du nom de la dame qui dort encore à ses côtés... Une vraie nuit de folie! .... Le loyer, les factures d'électricité et d'eau, la nourrice, les tickets de bus, tout cela attendra la prochaine paie... Que ne ferait-il pas pour se réveiller tous les matins avec ce sentiment de félicité et cette sensation d'être le maître de son destin ? Son corps est encore chaud et languissant, disponible. L'envie lui revient. Il la touche. Elle vient se blottir contre sa poitrine. Abou ouvre les yeux.
Alors, la dame lui apparaît telle qu'elle n'était pas la veille dans la lumière truquée des néons du bar. Il voit dans ses bras une femme sans âge au visage brûlé par les produits de maquillage bon marché. Il voit un corps multicolore : une tête et des bras clairs, le reste noir comme le cul d'une marmite.

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