samedi 5 mai 2012

Petit Bou - Nouvelle inédite d'Alfred Dogbé


« La réalité » – politique - du Niger : un territoire de western que l’occidental ne voit jamais, si ce n’est en des termes de géo-politique stéréotypés. Alfred, qui avait le tempérament d’un journaliste d’investigation gourmand, me la contait avec beaucoup d’amusement. Il aimait à me décrire l’enchevêtrement des jeux de pouvoir sous-jacents qu’incarne le cortège des shérifs, officiels et officieux, se partageant le pays. Il connaissait l’histoire de leur ascension, de leur village comme de leurs alliés et affidés. Montrer la « réalité » par le petit bout de la lorgnette c’était sa manière de tirer le fil de la vérité dans le canevas des apparences, du mi-dire ou, pire, du mutisme passif. Avec ce fil, il cherchait à recomposer l’histoire, à lui rendre sa marque populaire, africaine. Son ambition littéraire était de montrer comment la naïveté politique a des incidences absurdes et violentes sur la vie des citoyens abusés. La nouvelle inédite qui suit, dont il avait utilisé les thèmes en plusieurs variantes, en est une illustration lumineuse.

- Tout le monde par terre... Assis ! J'ai dit : assis ! ... Voilà... La main droite sur la tête... Holà ! Tu comprends français, oui ou non ?... Toi, tu te tais sinon je t'enfonce la matraque dans la gueule ! J'ai dit : la main bien à plat sur la tête, bande de cons...
Tout seul au milieu d'une centaine de personnes des deux sexes, l'adjudant-chef Boukary va et vient. Il se fraie le passage à coups de bottes dans les côtes. Il  ponctue ses rugissements de coups de matraque sur les crânes. Un lion parmi des chèvres.
Les cent quatorze noctambules ont été surpris, bavardant auprès d'une revendeuse de salades, dégustant des grillades de volailles ou sirotant une boisson tranquillement assis sur la terrasse d'une des buvettes du carrefour. Les policiers ont surgi avec leurs fourgons jaune et noir.
- Sécurité d'Etat ! Contrôle d'identité ! Levez-vous et marchez jusqu'au carrefour.
Au milieu du carrefour, l'adjudant-chef Boukary attendait.
L'adjudant-chef Boukary n'avait rien d'une terreur : à peine un mètre cinquante - deux, et même pas quarante - trois kilos. Il n'a jamais réussi à se débarrasser du surnom de Petit Bou. Dix ans plus tôt, il s’était présenté pour entrer dans l’armée nationale. A sa vue, le sergent recruteur s'était mis en colère :
- Non mais, tu te fous de moi ? C'est pas un jardin d'enfant, ici. Dégage, gringalet !
Mais c’était sans compter avec la vigoureuse intervention d'un ami de son père, ancien combattant de la coloniale.
Depuis, Petit Bou n'a pas beaucoup gagné en poids ni en taille. Mais il a pris du galon et il est devenu un grand spécialiste des rafles en milieu urbain : toute l'opération a duré neuf minutes trente-trois secondes. Maintenant, il ne reste plus que le ramassage.
Petit Bou promène lentement un regard satisfait sur les vers de terre qui rampent autour de lui. Des larves qui s'aplatissent et rentrent un peu plus sous terre dès que ses yeux de braise se posent sur eux. Petit Bou plane dans la jouissance de son pouvoir et de son efficacité. Ses hommes sont désormais à la hauteur, et sa méthode est rodée à cent pour cent. 
Sa méthode consiste à disposer ses hommes en deux cercles. Ce qui fait que la zone est bouclée à double tour bien longtemps avant que la rafle proprement ne se déclenche. Toute tentative de fuite est vouée à l'échec. Petit Bou en est convaincu parce que jusqu’à maintenant personne n’a jamais essayé de s’échapper…
L'adjudant-chef Boukary s'est senti soulevé de terre. Ses jambes se sont dérobées sous lui. Il n'a pas crié car il a aussitôt réalisé que quelqu'un s'est fermement saisi de lui et l'a violemment projeté en l'air ; exactement comme faisaient ses camarades du contingent lors des séances de close-combat. Il s'est nettement vu battant des mains au-dessus des gens. Il a vu sa matraque voltiger plus haut que lui. Mais le reste ne s'est pas passé comme à l'époque où il était le souffre-douleur de la compagnie. Dans l'étourdissement de sa chute, il n'entend personne rire. Il ne voit aucun gaillard se pencher au-dessus de son corps pour lui dire : « Debout, Petit Bou !. »
Il a atterri sur les têtes des gens qui l'ont tour à tour repoussé. La seconde d'après, Petit Bou a disparu sous la foule assise. Le nez dans la poussière, les oreilles résonnant des coups de sifflet de ses hommes, Petit Bou essaye de s'extraire de cette masse inerte, mais chaque fois qu'il tente de se relever, des gens plus grands et plus forts le plaquent au sol. Finalement, il rugit :
- C'est moi ! Celui qui me touche encore, je baise sa mère!
Trois de ses hommes arrivent à la rescousse. A coups de matraque, ils font le vide autour de Petit Bou. Il se relève le visage plein de sable sans matraque ni  casquette. Pendant qu'il met de l'ordre dans sa tenue, un sergent se présente au rapport :
- Tentative d'évasion. L'intéressé est un agitateur du FRAP. Il a abandonné dans sa fuite cette enveloppe contenant des tracts. Il n'ira pas loin.
- Très bien, ramenez - le moi, j'ai deux mots à lui dire.
Un frémissement discret parcourt la foule assise : Ainsi donc ils existent vraiment; les hommes du FRAP ! Ces jeunes héros qui bravent la répression sauvage, et se battent dans l'ombre pour chasser les tyrans ! Pourvu qu'il leur échappe ! Qu'il se fonde dans la nuit pour continuer le combat !
Le fuyard avait espéré que les autres le suivraient. Les autres sont restés sagement assis. Il a couru tout seul dans les rues et ruelles, visible à cent mètres. Une tache sur un mur blanc. Evidemment, il n'a pas couru bien loin. On le ramène sous une pluie de coups, menottes aux poings. Coups  de poings, coups de bottes, coups de crosse. Il s'effondre. On le relève. On le bourre de coups. Il s'écroule de nouveau, mais cette fois-ci se relève de lui-même. Pendant un court moment, on le voit qui titube, qui marche sur l'adjudant-chef. Son pas est faible mais si résolu que les coups sont suspendus. Même les respirations sont suspendues. Il fait un pas, un second puis jette un regard circulaire et crie :
- Esclaves, fils d'esclaves !
Alors s'effondre. Et ne bouge plus. Personne ne sait vraiment s'il a parlé des policiers ou des autres. Mais dans cette foule assise et prostrée, tous les cœurs se sont sentis défaillir, et toutes les  têtes se sont un peu plus baissées.

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