Dans la liasse de nouvelles qu’Alfred
m’avait confiée à fin de diffusion, figurait une autre version de « Petit
Bou » (précédent « post »). Il y avait ajouté une deuxième partie
ou deuxième fin, qui n’en est pas vraiment une, et ressemble plutôt à une des
innombrables facettes de son roman en devenir où il imaginait raconter la vie
d’une centaine de personnages pris à la glu de l’intrigue. On reconnaîtra dans
« L’affaire des tracts » (titre de cette version de la nouvelle), le schéma de la pièce qu’il avait commencé
à écrire pour le TGP – « Fête la paix ». Comment de misérables
secrets peuvent faire le lit des mensonges dont la société est tissée.
Mensonges si nombreux qu’ils finissent par déformer « la réalité »
sociale, politique, au point de s’y perdre définitivement. Fatalité nigérienne,
africaine, de valeur universelle.
Rappelons-nous qu'un jeune-homme, dans la première partie, a été tabassé à mort par une escouade de policiers menée par l'adjudant Petit Bou.
Rappelons-nous qu'un jeune-homme, dans la première partie, a été tabassé à mort par une escouade de policiers menée par l'adjudant Petit Bou.
***
- Je ne dirai plus un mot. Je réclame mon
avocat. Vous pouvez me tuer ....
- C'est qui ton avocat?
- Maître Boukar Gorgno.
- Très bien ! on va te le chercher. Nous
poursuivrons cette discussion tout à l'heure.
Le commissaire Bouba Méké sort de la
cellule. Le professeur Boubacar Karami se prend la tête entre les mains.
La première fois qu'il avait remarqué
l'agent de la sécurité d'état devant son domicile, il faillit étouffer
d'indignation. Que lui voulait-on au juste? Trois interrogatoires, son
domicile, sa clinique de son bureau à la faculté perquisitionnés à plusieurs
reprises. Et voilà ce flic planté devant sa villa ! L'homme avait surgi comme
une mauvaise herbe dans la ruelle déserte. Il avait installé un étal sur lequel
il y a en tout et pour tout cinq paquets de cigarettes et deux sachets de
bombons. Il ne vendait absolument rien. Ne faisait même pas semblant... Le
faire déguerpir! Faire un scandale! Protester contre cette violation de droit
et cette atteinte à sa vie privée! Se plaindre auprès de... Auprès de qui?
Complètement ridicule. A Cinibayi, nul ne peut rien contre le commissaire Méké
et ses hommes. Absolument rien... Le patron de la division de la sécurité
d'état s'est persuadé que lui, professeur Karami, n'était ni plus ni moins que
le fameux Dr Nogari, le président de l'organisation clandestine qui diffuse les
tracts hostiles au gouvernement...
Au bout d'une semaine il a craqué. Il a
envoyé sa famille à l'étranger. Pratiquement sans bagages. Comme des gens qui
s'en vont accueillir des voyageurs. Lui-même n'avait pas osé les accompagner à
l'aéroport. L'agent qui était planté devant son portail n'y a vu que du feu...
Il les a bien eus !
Seulement, dans l'esprit tordu de ce
commissaire Bouba Méké, le départ en exil de sa famille et surtout l'absolue
discrétion des préparatifs constituent déjà des aveux… « La preuve
irréfutable » de sa culpabilité !
La porte s'ouvre brutalement. Un corps est
propulsé sans ménagement dans la cellule. Un homme en pyjama qui se relève
difficilement. Ses deux mains sont prises dans des menottes. Professeur
reconnaît Me Boukar Gorgno. Son avocat est méconnaissable. L'œil droit fermé,
les lèvres boursouflées, ensanglanté de la tête aux pieds. Le commissaire
pénètre à son tour dans la cellule à grandes enjambées, remonte les manches de
sa chemise.
- Bon le voici, ton avocat. Maintenant tu
ferais mieux de ne pas me faire perdre mon temps.
***
- Mon commissaire, il est mort.
L'agent a surgi dans le bureau sans
s'annoncer, sans même présenter le salut règlementaire. Sa chemise est tâchée
de sang. Ses lèvres tremblent, déformées par la peur. Il est blême comme un
revenant et raide comme un bois mort.
- ... Mon commissaire, il est mort.
- Qui ?
- Le... un...
- Qui ? ... Bon Dieu qui est mort?
Le commissaire Bouba Méké a hurlé. Il s'est
mis debout. Ses deux mains posées sur la table tremblent de façon incontrôlée.
Son front dégouline de sueur.
- Qui est mort?
- Un des jeunes gens qu'on a pris dans la
rafle hier.
Le commissaire se rassoit. Un chapelet de
grossièretés s'échappe de ses lèvres. Il montre la porte et hurle:
- Dehors !
Le policier claque les talons, salue et
fait un impeccable demi-tour. Le commissaire Bouba Méké s'éponge le front,
respire un grand coup puis emboite le pas à l'agent. Il a eu très peur: ces
imbéciles auraient pu tuer le professeur Boubacar Karami lui aussi.
Il avait commis l'erreur de négliger
l'épouse de ce farfelu d'universitaire. En fait, c'était elle qu'il fallait
arrêter, c'était elle le fameux Dr Nogari, c'est à dire le chef du FRAP,
l'organisation terroriste clandestine qui distribue les tracts diffamatoires et
appelle le peuple à se rebeller contre le pouvoir. Il l'avait laissée
s'échapper !
Et pour tout arranger, l'épouse du
professeur Karami Boubacar, qui se prend pour Winnie Mandela, est en train
d'ameuter l'opinion internationale. Elle multiplie les conférences de presse à
travers de toute l'Europe et s'attire la sympathie de plusieurs organisations
de défense des droits de l'homme. Les représentations diplomatiques des
puissances occidentales ont publié un communiqué conjoint qui n'est pas autre
chose qu'un ultimatum adressé au gouvernement de Cinibayi. Alors le
gouvernement a promis un procès équitable et public aux personnes arrêtées dans
l'affaire des tracts.
Le commissaire Bouba Méké connaît bien
l'histoire politique de son pays. Il sait que depuis trente ans le pouvoir en
place a survécu en raison de l'extrême passivité, sinon l'indifférence de ses
concitoyens, et surtout la grande capacité du régime à se défaire des hommes
devenus trop encombrants, trop populaires ou trop impopulaires. On va
transformer l'affaire des tracts en procès de la police et de certains de hauts
fonctionnaires. Pour calmer la colère populaire et pour faire taire les
exigences de l'Extérieur.
Dans la salle des interrogatoires, le
commissaire n'a pas un regard pour les
quatre agents silencieux et figés dans un garde-à-vous d'automates. Le
commissaire s'agenouille près du corps. Encore un étudiant. Vingt ans tout au
plus. Les traces des sévices sont encore fraîches... le troisième cadavre de la
semaine. Des cadavres. Rien que des cadavres. Voilà les seuls résultats qu'il
obtient : Décès survenu en cours d'interrogatoire. Bientôt le numéro 200...
Le commissaire se relève. Il fusille du
regard ses hommes toujours figés dans la même position. Tous les regards le fuient.
- Repos !
Le FRAP n'est qu'une farce, au mieux un
bobard de l'imagination fertile de leurs compatriotes, au pire une machination
des colonels pour justifier leur refus de lâcher les rênes du pouvoir... Oui,
une combine machiavélique dont lui-même a été, six mois durant, la dupe de
bonne foi et le bras ensanglanté.
Toutes les pistes suggérées par les
attentats conduisent aux portes des casernes de la capitale et au palais. On
l'a utilisé. Pour aplanir le terrain dans la perspective de la démocratisation
annoncée depuis deux ans. Pour éliminer tous ceux qui pourraient fausser les
calculs des stratèges du Parti-Etat. Pour contraindre la communauté
internationale à financer le plan décennal de démocratisation des institutions publiques de Cinibayi.
Et il est trop tard pour faire machine
arrière. Ce serait signer son propre arrêt de mort. On ferait semblant de ne
pas le croire, ou plutôt de croire que s'il n'obtenait pas de résultats, c'est
précisément parce qu'il fait partie du FRAP. D'ailleurs, cela se dit déjà. Dans
certains milieux proches du palais, on va jusqu'à soutenir que le commissaire
Bouba Méké a engagé son unité dans une logique de répression aveugle dans le
seul but de ternir l'image du pouvoir et de saboter son assise.
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