mercredi 9 mai 2012

Une suite de Petit Bou



Dans la liasse de nouvelles qu’Alfred m’avait confiée à fin de diffusion, figurait une autre version de « Petit Bou » (précédent « post »). Il y avait ajouté une deuxième partie ou deuxième fin, qui n’en est pas vraiment une, et ressemble plutôt à une des innombrables facettes de son roman en devenir où il imaginait raconter la vie d’une centaine de personnages pris à la glu de l’intrigue. On reconnaîtra dans « L’affaire des tracts » (titre de cette version de la nouvelle), le schéma de la pièce qu’il avait commencé à écrire pour le TGP – « Fête la paix ». Comment de misérables secrets peuvent faire le lit des mensonges dont la société est tissée. Mensonges si nombreux qu’ils finissent par déformer « la réalité » sociale, politique, au point de s’y perdre définitivement. Fatalité nigérienne, africaine, de valeur universelle.
Rappelons-nous qu'un jeune-homme, dans la première partie, a été tabassé à mort par une escouade de policiers menée par l'adjudant Petit Bou.

***
- Je ne dirai plus un mot. Je réclame mon avocat. Vous pouvez me tuer ....
- C'est qui ton avocat?
- Maître Boukar Gorgno.
- Très bien ! on va te le chercher. Nous poursuivrons cette discussion tout à l'heure.
Le commissaire Bouba Méké sort de la cellule. Le professeur Boubacar Karami se prend la tête entre les mains.
La première fois qu'il avait remarqué l'agent de la sécurité d'état devant son domicile, il faillit étouffer d'indignation. Que lui voulait-on au juste? Trois interrogatoires, son domicile, sa clinique de son bureau à la faculté perquisitionnés à plusieurs reprises. Et voilà ce flic planté devant sa villa ! L'homme avait surgi comme une mauvaise herbe dans la ruelle déserte. Il avait installé un étal sur lequel il y a en tout et pour tout cinq paquets de cigarettes et deux sachets de bombons. Il ne vendait absolument rien. Ne faisait même pas semblant... Le faire déguerpir! Faire un scandale! Protester contre cette violation de droit et cette atteinte à sa vie privée! Se plaindre auprès de... Auprès de qui? Complètement ridicule. A Cinibayi, nul ne peut rien contre le commissaire Méké et ses hommes. Absolument rien... Le patron de la division de la sécurité d'état s'est persuadé que lui, professeur Karami, n'était ni plus ni moins que le fameux Dr Nogari, le président de l'organisation clandestine qui diffuse les tracts hostiles au gouvernement...
Au bout d'une semaine il a craqué. Il a envoyé sa famille à l'étranger. Pratiquement sans bagages. Comme des gens qui s'en vont accueillir des voyageurs. Lui-même n'avait pas osé les accompagner à l'aéroport. L'agent qui était planté devant son portail n'y a vu que du feu...
Il les a bien eus !
Seulement, dans l'esprit tordu de ce commissaire Bouba Méké, le départ en exil de sa famille et surtout l'absolue discrétion des préparatifs constituent déjà des aveux… « La preuve irréfutable » de sa culpabilité !
La porte s'ouvre brutalement. Un corps est propulsé sans ménagement dans la cellule. Un homme en pyjama qui se relève difficilement. Ses deux mains sont prises dans des menottes. Professeur reconnaît Me Boukar Gorgno. Son avocat est méconnaissable. L'œil droit fermé, les lèvres boursouflées, ensanglanté de la tête aux pieds. Le commissaire pénètre à son tour dans la cellule à grandes enjambées, remonte les manches de sa chemise.
- Bon le voici, ton avocat. Maintenant tu ferais mieux de ne pas me faire perdre mon temps.
***
- Mon commissaire, il est mort.
L'agent a surgi dans le bureau sans s'annoncer, sans même présenter le salut règlementaire. Sa chemise est tâchée de sang. Ses lèvres tremblent, déformées par la peur. Il est blême comme un revenant et raide comme un bois mort. 
- ... Mon commissaire, il est mort.
- Qui ?
- Le... un...
- Qui ? ... Bon Dieu qui est mort?
Le commissaire Bouba Méké a hurlé. Il s'est mis debout. Ses deux mains posées sur la table tremblent de façon incontrôlée. Son front dégouline de sueur.
- Qui est mort?
- Un des jeunes gens qu'on a pris dans la rafle hier.
Le commissaire se rassoit. Un chapelet de grossièretés s'échappe de ses lèvres. Il montre la porte et hurle:
- Dehors !
Le policier claque les talons, salue et fait un impeccable demi-tour. Le commissaire Bouba Méké s'éponge le front, respire un grand coup puis emboite le pas à l'agent. Il a eu très peur: ces imbéciles auraient pu tuer le professeur Boubacar Karami lui aussi.
Il avait commis l'erreur de négliger l'épouse de ce farfelu d'universitaire. En fait, c'était elle qu'il fallait arrêter, c'était elle le fameux Dr Nogari, c'est à dire le chef du FRAP, l'organisation terroriste clandestine qui distribue les tracts diffamatoires et appelle le peuple à se rebeller contre le pouvoir. Il l'avait laissée s'échapper !
Et pour tout arranger, l'épouse du professeur Karami Boubacar, qui se prend pour Winnie Mandela, est en train d'ameuter l'opinion internationale. Elle multiplie les conférences de presse à travers de toute l'Europe et s'attire la sympathie de plusieurs organisations de défense des droits de l'homme. Les représentations diplomatiques des puissances occidentales ont publié un communiqué conjoint qui n'est pas autre chose qu'un ultimatum adressé au gouvernement de Cinibayi. Alors le gouvernement a promis un procès équitable et public aux personnes arrêtées dans l'affaire des tracts.
Le commissaire Bouba Méké connaît bien l'histoire politique de son pays. Il sait que depuis trente ans le pouvoir en place a survécu en raison de l'extrême passivité, sinon l'indifférence de ses concitoyens, et surtout la grande capacité du régime à se défaire des hommes devenus trop encombrants, trop populaires ou trop impopulaires. On va transformer l'affaire des tracts en procès de la police et de certains de hauts fonctionnaires. Pour calmer la colère populaire et pour faire taire les exigences de l'Extérieur.
Dans la salle des interrogatoires, le commissaire n'a pas un regard pour les  quatre agents silencieux et figés dans un garde-à-vous d'automates. Le commissaire s'agenouille près du corps. Encore un étudiant. Vingt ans tout au plus. Les traces des sévices sont encore fraîches... le troisième cadavre de la semaine. Des cadavres. Rien que des cadavres. Voilà les seuls résultats qu'il obtient : Décès survenu en cours d'interrogatoire. Bientôt le numéro 200...
Le commissaire se relève. Il fusille du regard ses hommes toujours figés dans la même position. Tous les regards le fuient.
- Repos !
Le FRAP n'est qu'une farce, au mieux un bobard de l'imagination fertile de leurs compatriotes, au pire une machination des colonels pour justifier leur refus de lâcher les rênes du pouvoir... Oui, une combine machiavélique dont lui-même a été, six mois durant, la dupe de bonne foi et le bras ensanglanté.
Toutes les pistes suggérées par les attentats conduisent aux portes des casernes de la capitale et au palais. On l'a utilisé. Pour aplanir le terrain dans la perspective de la démocratisation annoncée depuis deux ans. Pour éliminer tous ceux qui pourraient fausser les calculs des stratèges du Parti-Etat. Pour contraindre la communauté internationale à financer le plan décennal de démocratisation des  institutions publiques de Cinibayi.
Et il est trop tard pour faire machine arrière. Ce serait signer son propre arrêt de mort. On ferait semblant de ne pas le croire, ou plutôt de croire que s'il n'obtenait pas de résultats, c'est précisément parce qu'il fait partie du FRAP. D'ailleurs, cela se dit déjà. Dans certains milieux proches du palais, on va jusqu'à soutenir que le commissaire Bouba Méké a engagé son unité dans une logique de répression aveugle dans le seul but de ternir l'image du pouvoir et de saboter son assise.



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