lundi 21 mai 2012

Le défi - suite


Revenant sur le lancement, en 2007, du Festival Emergences à travers un entretien inédit avec Alfred Dogbé.

En quête de lieux pour le Festival Emergences, les 9 mercenaires couraient la ville – Centres culturels, lycées et Maisons des jeunes. Ces dernières, relativement nombreuses - un héritage de la dictature de Seyni Kountché (1974 – 1987) - sont devenues depuis l’effondrement des politiques publiques des coquilles vides, utilisées a minima par des associations.
Photo Abdoul Aziz Soumaïla

Les Ong ont empoisonné le sens de l'association. Les gens qui y militent raisonnent non pas en bénévoles mais en employés. C'est typique parce que, déjà, elles n'ont pas en interne suffisamment d'énergie pour s'animer elles mêmes et, à plus forte raison, pour déteindre sur l'environnement. Ce n'est pas visible mais c'est une des causes profondes de l'abandon de ces lieux. A cela, il faut ajouter le fait que l'Etat a complètement perdu de vue le domaine de la culture. Ce n'est pas seulement vrai pour la culture, au sens la création et la diffusion artistique, mais aussi pour l'école. Partout au Niger, la première question qu'il faut régler dans une Maison des jeunes pour une manifestation quelconque c'est de remettre le courant, tout simplement. Ces lieux, qui sont utilisables, même s'ils ne sont pas aux normes, ne servent à rien et dépérissent. Le temps les mange parce qu'ils ne sont pas animés. Il faut retrouver cette capacité de donner du sens à ces lieux.

Les mercenaires débarquaient dans chaque lieu, tentant de débusquer – souvent vainement – un interlocuteur prêtant une oreille au projet. Il fallait insister, revenir, mais quand le rendez-vous avait lieu, les responsables se montraient la plupart du temps réceptifs, semblant  même attendre que quelque chose de cet ordre arrive – enfin !

Etait-il quand même possible de réaliser ce Festival ? On a osé le sauter le pas, avec la conviction que le projet se construirait dans les actes, qu'il fallait inventer un modèle de collaboration et d'action commune - les procédures et les manières de faire - et trouver les bonnes prises. Ça ne pouvait être que du tâtonnement. Finalement la seule chose qu'on apportait sur la table c'était d'être en action, de provoquer le mouvement et de forcer les institutions à suivre.
… L'information, selon laquelle telle ou telle association était prête à se mobiliser, est remontée dans les mairies. Nous commencions donc à trouver une écoute et à mesurer une attente de public, d'électeurs intéressés… Il s'agissait forcément d'une action politique.

C’était donc bien ça : Alfred imaginait son projet comme un scénario de western et il y  prenait beaucoup de plaisir, malgré les difficultés accumulées jour après jour. Il y voyait sans doute une bonne synthèse entre le politique et l’artistique. Ses interlocuteurs étaient étonnés et semblaient tentés d’y croire. Le charisme d’Alfred était contagieux : les mercenaires se montraient vaillants.

… Proposer des actions qui concernent l'ensemble du paysage artistique et culturel ne s'est encore jamais fait au Niger dans le milieu des artistes.

Cependant la plus grande difficulté du défi lancé par Alfred et sa Compagnie était d’abord et surtout d’ordre financier.

… les ressources réelles proviennent des institutions étrangères. Je me suis alors dit qu'il allait être de plus en plus difficile d'avoir des financements pour des événements plus modestes que ceux qui ne sont pas d'emblée les grandes manifestations - celles dont le retentissement est à l'échelle du continent africain. C'est pourquoi nous sommes partis du principe qu'il fallait trouver 60% des ressources ici, à Niamey, avec des partenaires de Niamey, qu'ils soient nigériens ou non. C'est pourquoi nous avons énormément démarché le privé.
… A l'arrivée, le Festival s'est réalisé sur les recettes et les subventions du CCFN (Centre Culturel Franco Nigérien) et du SCAC (Service de coopération et d’action culturelle de l’Ambassade de France), soit environ 80% de son coût. Il y a beaucoup de chemin à faire pour qu'on puisse dire que les institutions, à Niamey,  contribuent réellement à la réalisation du Festival en terme de financement. Mais nous n'avons pas eu à louer les salles : ce sont les associations et les centres qui ont pris en charge tous les coûts que pouvaient générer la mise à disposition des salles. En échange, ils avaient les recettes : 150 personnes qui payaient 200 F CFA. C'est symbolique, mais plein sens car ces centres se sont dit : "si on pouvait s'assurer 2, 3 événements comme ça au cours de l'année, on passerait moins de temps à attendre que la mairie nous envoie de l'argent pour payer les factures d'eau et d'électricité.  Ces centres ne retrouveront pas leur vitalité uniquement par la décision des ministères et des mairies de leur mettre de l'argent à leur disposition, mais, en même temps, si elles retrouvent ce dynamisme-là, les autres seront obligés de suivre.

Les difficultés – asphyxiantes – d’organisation du festival, reconduites d’année en année en un continuum inextricable ont laminé Alfred. Bien sûr a-t-il pu se féliciter de maintes avancées dans la professionnalisation du théâtre nigérien en cinq éditions successives mais l’utopie du départ avait fini par s’estomper dans un trop grand nombre de contraintes. Alfred, au tout début, rêvait de réveiller Niamey par une fête d’histoires.

… Je pense qu'une des caractéristiques de Niamey, du Niamey où je vis, c'est que beaucoup gens trouvent que ça change trop vite, que cette petite ville, où tout le monde connaissait tout le monde, a commencé à disparaître. Il y a une nouvelle convivialité à trouver. Aujourd'hui où est-ce que les gens font foule ? Dans les réunions de famille : mariage, baptême, décès. Les gens vivent ça comme une corvée : l'obligation de montrer sa tête pour qu'on ne dise pas que... C'est la solidarité obligatoire. Il faut être poli. La contrainte et pas le don de soi. Les espaces, où l'on fait foule avec plaisir et désir d'apporter quelque chose au groupe social, ont commencé à se rétrécir. On continue à faire facilement foule mais c'est comme si le sens s'était perdu. Dans ces réunions de famille, il y a énormément de contraintes, ne serait-ce que celle des déplacements. Tout le monde vit le mois d'août, par exemple, comme un calvaire parce que c'est le mois des mariages - il y en a tous les week-end. ça veut dire des taxis, des nouveaux boubous, des cadeaux, etc. La joie de participer à des fêtes familiales n'y est plus. Ce sont juste des factures dans un environnement où on ne peut pas dire que les gens assurent leur quotidien. C'est pourquoi je me dis qu'il y a un moyen, autour d'une pratique comme le théâtre, de réinventer cette convivialité : sortir de chez moi, faire 400 mètres, retrouver un voisin, des amis du quartier autour d'un spectacle qui sera l'occasion d'un échange - un commerce entre les hommes, tout simplement -, qui peut aller dans toutes les directions. C'est l'objectif le plus fort pour nous, et c'est aussi celui que les gens perçoivent.
… Nous sommes dans une société où la compétition sociale a faussé les choses. … Voilà où l'on en est. Quelque chose s'est faussé du fait que les structures anciennes, présentes dans les mémoires, se sont chargées de contenus complètement différents, et il est nécessaire de recharger leurs sens.
Pour les gens de ma génération, un lieu comme la maison de la culture Dia Sékou était Le lieu culturel de Niamey. Un lieu mitoyen du stade où le sport côtoyait le théâtre, les jeux de société, le ping-pong, etc. Tout se faisait là. C'était un Niamey si petit que tout le monde se retrouvait là. C'est vraiment typique de tous les espaces culturels de ce pays : ce lieu est devenu juste une salle de réunion où se tiennent les assemblées générales des partis et des Ong. Pourtant c'est un des plus beaux plateaux de théâtre que je connaisse. A l'intérieur et autour, il n'y a plus cette espèce d'énergie où l'on mobilise le désir de vivre ensemble. C'est l'enjeu du Festival et, autour de ça, il y aura forcément du théâtre parce qu'on ne peut pas retrouver durablement cette convivialité sans des propositions artistiques de qualité.

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