Dans la version 2 de « A l’étroit », les
protagonistes s’adressent dans leurs monologues à des personnages secondaires
qui représentent le quand-dira-t-on. Charline Grand s’était efforcée, à
travers la mise en scène et la scénographie sonore, de traduire sa force
coercitive. Elle avait bien raison : Alfred Dogbé parlait souvent de cette
tyrannie qu’il jugeait comme une caractéristique de la société nigérienne. Sans
doute ce thème traverse-t-il l’ensemble de ses écrits comme l’illustre cette nouvelle
inédite. L’avait-il écrit avant ou après les représentations de « A
l’étroit » ? La question a-t-elle de l’importance ?
Au cours de la fête que Mody et Mariétou offrirent pour
marquer le deuxième anniversaire de leur mariage, quelqu'un s'étonna de trouver
le ventre de Mariétou aussi plat et sec qu'une pierre à moudre. Mody riposta
aussitôt:
- Pour l'instant, nous profitons de notre jeunesse !
Mody avait été si prompt qu’on eût dit qu'il s'attendait
à la question depuis très longtemps. Les invités s’esclaffèrent. On applaudit
leur lune de miel prolongée. Un toast fut porté au bonheur de ce couple
moderne, libéré des corvées de la maternité. Et la fête se poursuivit comme si
de rien n’était. Ce fut même très belle soirée dont on parla longtemps parmi
leurs amis.
Pourtant la remarque eut un effet terrible. Elle avait
été formulée entre deux musiques, dans ce silence général où les danseurs
reprennet leur souffle, alors que ceux qui ne dansent pas mettaient un terme à
leur conversation. Tous les regards s’étaient tournés vers Mariétou. La jeune
femme ne sut jamais comment elle aurait réagi si son époux n'avait accaparé
l'attention générale avec sa boutade.
Elle se sentit tout à coup épuisée. Mais elle assura avec
charme et compétence ses devoirs d'hôtesse, si bien que personne, excepté Mody,
ne surprit au coin de ses lèvres un rictus amer qui par moments assombrissait
son visage. Tout le reste de la soirée, elle déambula parmi les invités servant
des mots creux assaisonnés d'un sourire de commande à ceux qui la harcelaient
de leurs félicitations. Elle semblait même ravie de la curiosité manifestée par
les dames pour ses recettes et son couvert, de l'empressement des messieurs qui
se bousculaient pour faire virevolter son corps d'adolescente.
- Pour l'instant, nous profitons de notre jeunesse !
Les époux resservirent maintes fois cette réplique,
commode et enjouée, pour couper court aux reproches de leurs parents, aux
conseils de leurs amis ; à tous ceux qui prenaient rendez-vous pour le premier
baptême. On finit par se convaincre qu'ils ne voulaient pas d'enfant. Rien de
surprenant de la part d'une pharmacienne et d'un ingénieur des travaux publics,
tous deux sortis des universités d'Europe. Pour tous, Mariétou et son époux
formaient un couple moderne, c'est-à-dire un couple sans enfant.
Quelques rares personnes persistaient à leur rappeler
leur devoir. Celles-ci ne se gênaient plus pour exprimer leur attente et leur
déception. Et même quand elles le faisaient sur le ton du badinage, il y avait
dans leurs voix un brin d'agacement ou de désapprobation qui creusait davantage
le rictus d'amertume de Mariétou.
De toutes ces personnes, celle qui se retenait le moins
et qui insistait le plus était Badé. Les conjoints avaient pris l'habitude, dès
les premiers mois de leur union, de lui rendre de longues visites au village.
Ils parcouraient quatre-vingts kilomètres pour lui tenir compagnie toute la
journée du dimanche. Au cours de ces belles rencontres, la belle-mère et la bru
rivalisaient de gentillesse l'une envers l'autre, et d'attentions à l'endroit
de Mody. Mais le jeune couple ne repartait pas avant que la vieille Badé ait
formulé et répété son vœu le plus cher :
- Ah ! que j'ai hâte de tenir mes petits-enfants dans mes
bras !
Au fil des mois, elle développa une forme de guérilla
permanente, de harcèlement systématique. Elle déclenchait ses attaques à tout
propos et maintenait la conversation sous le feu de son désaveu. Aucun sujet
n'était jamais trop éloigné. Mariétou se plaignait-elle du travail de ses
domestiques ? De sa solitude quand son époux s'en allait plusieurs
semaines sur quelque chantier ? Badé se lançait aussitôt dans l'éloge de la
maternité, relevant au passage qu'on n'est jamais bien servi que par soi-même,
qu'il est plus agréable de se faire aider par sa propre fille que par une
bonne, qu'il ne tenait qu'à elle de mettre fin à sa solitude… Les cérémonies de
baptême qui régulièrement réunissent toute la parentèle au village donnaient à
la vieille Badé des occasions fort à propos :
- Que le bon Dieu me fasse voir le jour où les gens de ce
village se déplaceront pour vous féliciter d'avoir enfin accepté de faire un
enfant comme tout le monde ! Ce sera le plus beau jour de ma vie.
La vieille Badé savait tirer prétexte de n’importe quoi.
- Prends plutôt la croupe du poulet, c'est bon pour la
fécondité...
- Qu'est-ce que cette jupe qui n'arrive même pas aux
genoux ? Ce n'est pas avec ces tenues de fillettes que tu élèveras des enfants
!
- Anniversaire ? Moi à ta place, je n’aurais pas fêté.
Toutes ces années de mariage et pas un seul enfant! Et tu veux fêter quoi ?
Badé ne pouvait croire qu'ils rêvaient d'un enfant. Un
enfant, un seul ! Qu'importe son sexe ! Beau, laid ou éclopé, qu'importe ! Ils
en rêvaient tous les deux, à deux. Ils lui choisissaient un prénom, des habits
des jouets et même sa future école. Ils entendaient ses cris. Ils voyaient ses
jeux. Ils riaient de ses maladresses. Puis ils unissaient leurs corps, anxieux
et frémissants, appelant en vain l'enfant qui ne venait pas.
- Pour le moment, nous profitons de notre jeunesse !
Mariétou et son époux riaient des pressantes
sollicitations de leur entourage en essuyant toutes sortes de sarcasmes qui les
meurtrissaient profondément. Comme ce jour-là où Mody eut la maladresse
d'intervenir dans une discussion entre collègues à propos d'enfants et
d'allocations familiales. Quelqu'un fit vertement remarquer que lui, Mody,
n'avait rien à dire et aucun souci à se faire. Il s’en suivit un silence
pénible et des regards fuyants qui blessèrent Mody, beaucoup plus que la
méchante réplique.
Une autre fois ce fut Mariétou qui revint de l'hôpital en
larmes. Elle avait osé contredire l'une de ses collègues qui soutenait que le
programme de promotion des méthodes contraceptives en milieu rural échouait
parce que les hommes étaient insensibles à la souffrance de leurs épouses.
L'implacable argumentation de Mariétou ne désarma pas son interlocutrice, qui
demanda à savoir lequel de Mariétou ou de son époux était stérile.
Personne ne voyait les lézardes creusées par le doute,
l'angoisse et les humiliations. Pas même Lakondé, le boy-cuisinier et le plus
ancien des domestiques. Lakondé savait bien sûr que Madame renforçait les repas
de Monsieur avec le contenu des fioles. Mais il les prenait pour des philtres
d'amour. Il savait aussi que le couple observait de fréquentes périodes de
jeûne. La bonne lui avait décrit la chambre à coucher des patrons comme une
forteresse barricadée de gris-gris et fétiches. Mais Lakondé avait cinq fils et
trois filles : il ne pouvait imaginer un tel déploiement de forces au service
d’autre chose que les ambitions professionnelles et les rêves de puissance. Et
toujours une colère mêlée de dégoût lui montait au nez chaque fois qu'il
entendait l'un ou l'autre de ses patrons déclarer :
- Pour le moment, nous profitons de notre jeunesse.
Lakondé trouvait proprement scandaleux et abominablement
égoïste que des gens aussi aisés n’eussent pas d’enfants alors qu’ils
disposaient de tout pour les entretenir, les éduquer et les armer pour la vie.
Dire que lui n’osait même pas trop chercher à savoir comment ses grandes filles
se débrouillaient pour s’habiller décemment.
Lakondé ne pouvait pas voir les crevasses de tristesse
qui assombrissaient la face de madame, ni le rictus d'amertume qui lui
échappait quand elle n'était pas en présence des gens. Mais il suivait de très
près le combat de la vieille Badé.
Un dimanche matin, Badé avait attendu Mody et son épouse
sur le pas de sa maison car on lui avait appris que le travail de sa bru
consistait à convaincre les femmes et les filles de l'arrondissement d'éviter
les grossesses. Lorsqu'ils arrivèrent, elle ne leur permit pas d'entrer, ni de
se remettre des quatre-vingts kilomètres qu'ils avaient parcourus, ni de boire
l'eau de la bienvenue. Elle avait les mains sur ses hanches et les lèvres
déformées par l'indignation quand elle parla à sa bru, les yeux fixés sur son
fils :
- Je ne te recevrai plus tant que tu ne porteras pas un
enfant à ton dos!
Depuis, Mody ne rendait presque plus visite à sa mère. A
l'aller, la mise en garde restait comme un poison dans l'air qui viciait la
qualité de ses rencontres et, au retour, l'atmosphère de son foyer en était
pollué durant plusieurs semaine.
C'était à cette période que Mody se mit à faire des rêves
bizarres. Il rêvait toujours, qu'en entrant dans sa villa à la fin d'une
journée de travail, il surprenait des enfants qui jouaient gaiement parmi les
plates-bandes circulaires de fleurs blanches et bleues de la cour. Trois
enfants qui se lançaient des cerceaux multicolores avec des rires cristallins
et des gestes aériens. Ils semblaient très familiers des lieux. Dès qu'ils
apercevaient Mody, ils abandonnaient leurs jouets et accouraient :
- Papa! Papa!
Ils l'entouraient, s'agrippaient à ses pieds, à ses bras.
Le plus jeune l'escaladait pour se jucher sur son cou. La familiarité de ces
enfants inconnus surprenait moins Mody que le sourire de la femme qui, toujours
debout au seuil de la maison, les regardait avec un sourire indulgent. Mody
rêvait parfois qu'il s'avançait vers cette dame radieuse et comblée. Elle lui
tendait alors ses bras. Deux bras impatients qui s'allongeaient, s'allongeaient
rapidement. Puis deux autres bras démesurément longs se déployaient comme des
élastiques. Puis d'autres et d'autres encore qui le cernaient. Des centaines de
bras poilus et armés de griffes menaçantes. Alors Mody hurlait du fond de son
sommeil.
La première fois qu'il fit ce cauchemar, Mariétou le
pressa de questions, lui fit avaler des calmants et le veilla jusqu'au petit
matin. Cette nuit-là, comme les suivantes, Mody prétexta l'oubli et la
confusion. Son instinct lui recommandait de ne pas raconter son cauchemar. Cela
ne servirait qu'empoisonner davantage la situation. Mais ce n'était pas moins
déprimant de réveiller Mariétou toutes les nuits par un hurlement de porc à
l'abattoir.
A la fin de la quatrième année, ils avaient épuisé les
ressources de leur sexualité, consulté tous les cabinets médicaux, et interrogé
les experts de la médecine traditionnelle, ainsi que les marabouts et
géomanciens. Partout on leur avait répété la même chose :
- Tout va bien. Vous êtes tous les deux sains et aptes à
concevoir un enfant normal. Ce n'est qu'une affaire de temps.
Maintes fois ils avaient entendu ces propos qui, au lieu
de les rassurer, les minaient davantage. Le temps passait mais l'enfant ne
venait toujours pas. Mody ne rendait plus ses visites hebdomadaires à sa mère.
Et les gens continuaient de révéler à Mariétou que la maternité était le secret
du bonheur conjugal :
- Fais-lui un enfant, crée un nœud de sang!
- Pour l’instant, nous profitons de notre jeunesse.
Cinq années passèrent. Le couple continua d'afficher la
même insouciance et la même frivolité jusqu'au jour où la vieille Badé débarqua
dans la villa fleurie de son fils à cinq heures moins le quart.
Lakondé, lui, s’était présenté exactement à sept heures
et quart, comme tous les jours. C'était comme si un cyclone était passé. Le
portail largement ouvert exposait la cour à la curiosité des passants. La
voiture de monsieur n'était pas sortie du garage. Le poste-radio ne donnait pas
les nouvelles du monde. Un silence angoissant pesait dans le petit salon, où Lakondé
les trouva tels que la vieille Badé les avait abandonnés à cinq heures moins
dix : elle, effondrée sur un canapé; lui, debout à la fenêtre, le regard perdu
dans le vide.
- Bonjour, patron! Vous avez bien dormi?
Pour toute réponse, un grognement parvint à Lakondé qui
le dissuada de poser d'autres questions. Il se replia dans la cuisine où il ne
vit pas le désordre que Madame mettait tous les matins. Elle n'avait pas
préparé le petit déjeuner de son époux ! En dépit de ses nombreuses
occupations, madame ne laissait ce soin à aucun domestique. Sous aucun
prétexte.
Une seule fois auparavant elle avait dérogé à cette
règle. C'était à la suite de la révolte des femmes bénéficiaires du programme
de santé génésique. Elles avaient refusé de se présenter à l'hôpital tant que
Mariétou serait la responsable du service. Les femmes de la ville arguèrent du
fait qu'elle n'était pas mère. Elles répétèrent partout qu’il s'agissait de
former les femmes et les filles en vue d'une maternité responsable. Et pour
faire bonne mesure, la rumeur décrivit Mariétou comme une vieille fille
autrefois frivole, et désormais rendue stérile par son usage immodéré, au cours
de ses longues études de pharmacie, de pilules et avortements.
Mariétou démissionna et le calme revint. Tout le monde
avait vu qu’elle avait été très affectée.
On n’avait pas su qu’elle avait porté une grossesse quelques
semaines avant. C’était au début de la cinquième année. Les conjoints avaient
ri jusqu’aux larmes dans le cabinet du gynécologue. Ce jour-là, Mody et Mariétou
donnèrent libre cours à la profonde détresse que personne ne soupçonnait sous
la carapace de leur bonheur de façade. Le praticien, lui, ne vit que la joie
puérile qui rendait son triomphe exubérant :
- Ne vous avais je pas dit que c'était une affaire de
temps et de hasard ! C'est aussi cela la volonté de Dieu.
Combien de fois leur avait-il répété ces paroles
d'espérance qui, au lieu de les rassurer, les faisaient douter d'eux-mêmes et
de son art? Voilà que les événements lui donnaient raison ! Son diagnostic
était bon: ils avaient conçu. Ils allaient enfanter !
Lakondé avait été le témoin inconscient du bonheur
illusoire de ses patrons. Pendant quarante jours Mariétou et Mody avaient revu
la lumière. Quarante nuits ensoleillées au cours desquelles ils avaient
ensemble mesuré de l'œil et du doigt les déformations à peine perceptibles du
ventre, qui resta aussi plat et sec qu’une pierre à moudre. Quarante jours de
félicité qui sombrèrent Dieu sait pourquoi dans l'indicible désarroi d'une
fausse couche.
Lakondé constata bien sûr que Monsieur et Madame avaient
perdu le goût et l'appétit ; qu'ils n'avaient plus ces accès de joie qui les
faisaient danser au salon des heures durant ; que Madame lui avait même
abandonné le soin du petit déjeuner. Mais Lakondé remarqua à peine le rictus
mélancolique et les yeux toujours bouffis de larmes. Il ne soupçonna pas les
nuits d'insomnie passées dans le petit salon. Des nuits où, sans un geste ni un
mot, Mody regardait son épouse pleurer, les yeux fixés sur les spasmes qui lui
déchiraient la poitrine jusqu'à sept heures et quart, quand le boy cuisinier
arrivait, poussant devant lui son vélo et un retentissant bonjour .
- Ils ne veulent pas faire d'enfant !
Telle était la conviction de Badé au début de la sixième
année quand elle fit irruption dans la villa de son fils. Elle avait organisé
son voyage pour arriver à l'aube. Les choses importantes se disent avant le
lever du jour. Elle les réveilla brutalement. Puis, sans s'asseoir, sans leur
laisser le temps de placer un seul mot, elle parla à son fils, les yeux fixés
sur sa bru :
- Le destin n'a pas voulu que j'aie beaucoup d'enfants.
Tu es mon unique fils. Mais s'il plaît à Dieu, je ne mourrai pas sans être
grand-mère. C'est pourquoi je suis venue ce matin te dire ceci : je veux être
grand-mère. Si dans trois mois ta femme n'est pas enceinte, je te prendrai une
seconde épouse qui me donnera, s'il plaît à Dieu, plusieurs petits-fils avant
que je ne quitte ce monde.
Elle repartit aussitôt les laissant face à face, muets de
surprise et d'humiliation, effondrés dans le petit salon où Lakondé les trouva
tels que personne ne les voyait jamais.
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