mardi 17 avril 2012

Ultimatum - Nouvelle inédite d'Alfred Dogbé


Dans la version 2 de « A l’étroit », les protagonistes s’adressent dans leurs monologues à des personnages secondaires qui représentent le quand-dira-t-on. Charline Grand s’était efforcée, à travers la mise en scène et la scénographie sonore, de traduire sa force coercitive. Elle avait bien raison : Alfred Dogbé parlait souvent de cette tyrannie qu’il jugeait comme une caractéristique de la société nigérienne. Sans doute ce thème traverse-t-il l’ensemble de ses écrits comme l’illustre cette nouvelle inédite. L’avait-il écrit avant ou après les représentations de « A l’étroit » ? La question a-t-elle de l’importance ?

Au cours de la fête que Mody et Mariétou offrirent pour marquer le deuxième anniversaire de leur mariage, quelqu'un s'étonna de trouver le ventre de Mariétou aussi plat et sec qu'une pierre à moudre. Mody riposta aussitôt:
- Pour l'instant, nous profitons de notre jeunesse !
Mody avait été si prompt qu’on eût dit qu'il s'attendait à la question depuis très longtemps. Les invités s’esclaffèrent. On applaudit leur lune de miel prolongée. Un toast fut porté au bonheur de ce couple moderne, libéré des corvées de la maternité. Et la fête se poursuivit comme si de rien n’était. Ce fut même très belle soirée dont on parla longtemps parmi leurs amis.
Pourtant la remarque eut un effet terrible. Elle avait été formulée entre deux musiques, dans ce silence général où les danseurs reprennet leur souffle, alors que ceux qui ne dansent pas mettaient un terme à leur conversation. Tous les regards s’étaient tournés vers Mariétou. La jeune femme ne sut jamais comment elle aurait réagi si son époux n'avait accaparé l'attention générale avec sa boutade.
Elle se sentit tout à coup épuisée. Mais elle assura avec charme et compétence ses devoirs d'hôtesse, si bien que personne, excepté Mody, ne surprit au coin de ses lèvres un rictus amer qui par moments assombrissait son visage. Tout le reste de la soirée, elle déambula parmi les invités servant des mots creux assaisonnés d'un sourire de commande à ceux qui la harcelaient de leurs félicitations. Elle semblait même ravie de la curiosité manifestée par les dames pour ses recettes et son couvert, de l'empressement des messieurs qui se bousculaient pour faire virevolter son corps d'adolescente.
- Pour l'instant, nous profitons de notre jeunesse !
Les époux resservirent maintes fois cette réplique, commode et enjouée, pour couper court aux reproches de leurs parents, aux conseils de leurs amis ; à tous ceux qui prenaient rendez-vous pour le premier baptême. On finit par se convaincre qu'ils ne voulaient pas d'enfant. Rien de surprenant de la part d'une pharmacienne et d'un ingénieur des travaux publics, tous deux sortis des universités d'Europe. Pour tous, Mariétou et son époux formaient un couple moderne, c'est-à-dire un couple sans enfant.
Quelques rares personnes persistaient à leur rappeler leur devoir. Celles-ci ne se gênaient plus pour exprimer leur attente et leur déception. Et même quand elles le faisaient sur le ton du badinage, il y avait dans leurs voix un brin d'agacement ou de désapprobation qui creusait davantage le rictus d'amertume de Mariétou.
De toutes ces personnes, celle qui se retenait le moins et qui insistait le plus était Badé. Les conjoints avaient pris l'habitude, dès les premiers mois de leur union, de lui rendre de longues visites au village. Ils parcouraient quatre-vingts kilomètres pour lui tenir compagnie toute la journée du dimanche. Au cours de ces belles rencontres, la belle-mère et la bru rivalisaient de gentillesse l'une envers l'autre, et d'attentions à l'endroit de Mody. Mais le jeune couple ne repartait pas avant que la vieille Badé ait formulé et répété son vœu le plus cher :
- Ah ! que j'ai hâte de tenir mes petits-enfants dans mes bras !
Au fil des mois, elle développa une forme de guérilla permanente, de harcèlement systématique. Elle déclenchait ses attaques à tout propos et maintenait la conversation sous le feu de son désaveu. Aucun sujet n'était jamais trop éloigné. Mariétou se plaignait-elle du travail de ses domestiques ? De sa solitude quand son époux s'en allait plusieurs semaines sur quelque chantier ? Badé se lançait aussitôt dans l'éloge de la maternité, relevant au passage qu'on n'est jamais bien servi que par soi-même, qu'il est plus agréable de se faire aider par sa propre fille que par une bonne, qu'il ne tenait qu'à elle de mettre fin à sa solitude… Les cérémonies de baptême qui régulièrement réunissent toute la parentèle au village donnaient à la vieille Badé des occasions fort à propos :
- Que le bon Dieu me fasse voir le jour où les gens de ce village se déplaceront pour vous féliciter d'avoir enfin accepté de faire un enfant comme tout le monde ! Ce sera le plus beau jour de ma vie.
La vieille Badé savait tirer prétexte de n’importe quoi.
- Prends plutôt la croupe du poulet, c'est bon pour la fécondité...
- Qu'est-ce que cette jupe qui n'arrive même pas aux genoux ? Ce n'est pas avec ces tenues de fillettes que tu élèveras des enfants !
- Anniversaire ? Moi à ta place, je n’aurais pas fêté. Toutes ces années de mariage et pas un seul enfant! Et tu veux fêter quoi ?
Badé ne pouvait croire qu'ils rêvaient d'un enfant. Un enfant, un seul ! Qu'importe son sexe ! Beau, laid ou éclopé, qu'importe ! Ils en rêvaient tous les deux, à deux. Ils lui choisissaient un prénom, des habits des jouets et même sa future école. Ils entendaient ses cris. Ils voyaient ses jeux. Ils riaient de ses maladresses. Puis ils unissaient leurs corps, anxieux et frémissants, appelant en vain l'enfant qui ne venait pas.
- Pour le moment, nous profitons de notre jeunesse !
Mariétou et son époux riaient des pressantes sollicitations de leur entourage en essuyant toutes sortes de sarcasmes qui les meurtrissaient profondément. Comme ce jour-là où Mody eut la maladresse d'intervenir dans une discussion entre collègues à propos d'enfants et d'allocations familiales. Quelqu'un fit vertement remarquer que lui, Mody, n'avait rien à dire et aucun souci à se faire. Il s’en suivit un silence pénible et des regards fuyants qui blessèrent Mody, beaucoup plus que la méchante réplique.
Une autre fois ce fut Mariétou qui revint de l'hôpital en larmes. Elle avait osé contredire l'une de ses collègues qui soutenait que le programme de promotion des méthodes contraceptives en milieu rural échouait parce que les hommes étaient insensibles à la souffrance de leurs épouses. L'implacable argumentation de Mariétou ne désarma pas son interlocutrice, qui demanda à savoir lequel de Mariétou ou de son époux était stérile.
Personne ne voyait les lézardes creusées par le doute, l'angoisse et les humiliations. Pas même Lakondé, le boy-cuisinier et le plus ancien des domestiques. Lakondé savait bien sûr que Madame renforçait les repas de Monsieur avec le contenu des fioles. Mais il les prenait pour des philtres d'amour. Il savait aussi que le couple observait de fréquentes périodes de jeûne. La bonne lui avait décrit la chambre à coucher des patrons comme une forteresse barricadée de gris-gris et fétiches. Mais Lakondé avait cinq fils et trois filles : il ne pouvait imaginer un tel déploiement de forces au service d’autre chose que les ambitions professionnelles et les rêves de puissance. Et toujours une colère mêlée de dégoût lui montait au nez chaque fois qu'il entendait l'un ou l'autre de ses patrons déclarer :
- Pour le moment, nous profitons de notre jeunesse.
Lakondé trouvait proprement scandaleux et abominablement égoïste que des gens aussi aisés n’eussent pas d’enfants alors qu’ils disposaient de tout pour les entretenir, les éduquer et les armer pour la vie. Dire que lui n’osait même pas trop chercher à savoir comment ses grandes filles se débrouillaient pour s’habiller décemment.
Lakondé ne pouvait pas voir les crevasses de tristesse qui assombrissaient la face de madame, ni le rictus d'amertume qui lui échappait quand elle n'était pas en présence des gens. Mais il suivait de très près le combat de la vieille Badé.
Un dimanche matin, Badé avait attendu Mody et son épouse sur le pas de sa maison car on lui avait appris que le travail de sa bru consistait à convaincre les femmes et les filles de l'arrondissement d'éviter les grossesses. Lorsqu'ils arrivèrent, elle ne leur permit pas d'entrer, ni de se remettre des quatre-vingts kilomètres qu'ils avaient parcourus, ni de boire l'eau de la bienvenue. Elle avait les mains sur ses hanches et les lèvres déformées par l'indignation quand elle parla à sa bru, les yeux fixés sur son fils :
- Je ne te recevrai plus tant que tu ne porteras pas un enfant à ton dos!
Depuis, Mody ne rendait presque plus visite à sa mère. A l'aller, la mise en garde restait comme un poison dans l'air qui viciait la qualité de ses rencontres et, au retour, l'atmosphère de son foyer en était pollué durant plusieurs semaine.
C'était à cette période que Mody se mit à faire des rêves bizarres. Il rêvait toujours, qu'en entrant dans sa villa à la fin d'une journée de travail, il surprenait des enfants qui jouaient gaiement parmi les plates-bandes circulaires de fleurs blanches et bleues de la cour. Trois enfants qui se lançaient des cerceaux multicolores avec des rires cristallins et des gestes aériens. Ils semblaient très familiers des lieux. Dès qu'ils apercevaient Mody, ils abandonnaient leurs jouets et accouraient :
- Papa! Papa!
Ils l'entouraient, s'agrippaient à ses pieds, à ses bras. Le plus jeune l'escaladait pour se jucher sur son cou. La familiarité de ces enfants inconnus surprenait moins Mody que le sourire de la femme qui, toujours debout au seuil de la maison, les regardait avec un sourire indulgent. Mody rêvait parfois qu'il s'avançait vers cette dame radieuse et comblée. Elle lui tendait alors ses bras. Deux bras impatients qui s'allongeaient, s'allongeaient rapidement. Puis deux autres bras démesurément longs se déployaient comme des élastiques. Puis d'autres et d'autres encore qui le cernaient. Des centaines de bras poilus et armés de griffes menaçantes. Alors Mody hurlait du fond de son sommeil.
La première fois qu'il fit ce cauchemar, Mariétou le pressa de questions, lui fit avaler des calmants et le veilla jusqu'au petit matin. Cette nuit-là, comme les suivantes, Mody prétexta l'oubli et la confusion. Son instinct lui recommandait de ne pas raconter son cauchemar. Cela ne servirait qu'empoisonner davantage la situation. Mais ce n'était pas moins déprimant de réveiller Mariétou toutes les nuits par un hurlement de porc à l'abattoir.
A la fin de la quatrième année, ils avaient épuisé les ressources de leur sexualité, consulté tous les cabinets médicaux, et interrogé les experts de la médecine traditionnelle, ainsi que les marabouts et géomanciens. Partout on leur avait répété la même chose :
- Tout va bien. Vous êtes tous les deux sains et aptes à concevoir un enfant normal. Ce n'est qu'une affaire de temps.
Maintes fois ils avaient entendu ces propos qui, au lieu de les rassurer, les minaient davantage. Le temps passait mais l'enfant ne venait toujours pas. Mody ne rendait plus ses visites hebdomadaires à sa mère. Et les gens continuaient de révéler à Mariétou que la maternité était le secret du bonheur conjugal :
- Fais-lui un enfant, crée un nœud de sang!
- Pour l’instant, nous profitons de notre jeunesse.
Cinq années passèrent. Le couple continua d'afficher la même insouciance et la même frivolité jusqu'au jour où la vieille Badé débarqua dans la villa fleurie de son fils à cinq heures moins le quart.
Lakondé, lui, s’était présenté exactement à sept heures et quart, comme tous les jours. C'était comme si un cyclone était passé. Le portail largement ouvert exposait la cour à la curiosité des passants. La voiture de monsieur n'était pas sortie du garage. Le poste-radio ne donnait pas les nouvelles du monde. Un silence angoissant pesait dans le petit salon, où Lakondé les trouva tels que la vieille Badé les avait abandonnés à cinq heures moins dix : elle, effondrée sur un canapé; lui, debout à la fenêtre, le regard perdu dans le vide.
- Bonjour, patron! Vous avez bien dormi?
Pour toute réponse, un grognement parvint à Lakondé qui le dissuada de poser d'autres questions. Il se replia dans la cuisine où il ne vit pas le désordre que Madame mettait tous les matins. Elle n'avait pas préparé le petit déjeuner de son époux ! En dépit de ses nombreuses occupations, madame ne laissait ce soin à aucun domestique. Sous aucun prétexte.
Une seule fois auparavant elle avait dérogé à cette règle. C'était à la suite de la révolte des femmes bénéficiaires du programme de santé génésique. Elles avaient refusé de se présenter à l'hôpital tant que Mariétou serait la responsable du service. Les femmes de la ville arguèrent du fait qu'elle n'était pas mère. Elles répétèrent partout qu’il s'agissait de former les femmes et les filles en vue d'une maternité responsable. Et pour faire bonne mesure, la rumeur décrivit Mariétou comme une vieille fille autrefois frivole, et désormais rendue stérile par son usage immodéré, au cours de ses longues études de pharmacie, de pilules et avortements.
Mariétou démissionna et le calme revint. Tout le monde avait vu qu’elle avait été très affectée.
On n’avait pas su qu’elle avait porté une grossesse quelques semaines avant. C’était au début de la cinquième année. Les conjoints avaient ri jusqu’aux larmes dans le cabinet du gynécologue. Ce jour-là, Mody et Mariétou donnèrent libre cours à la profonde détresse que personne ne soupçonnait sous la carapace de leur bonheur de façade. Le praticien, lui, ne vit que la joie puérile qui rendait son triomphe exubérant :
- Ne vous avais je pas dit que c'était une affaire de temps et de hasard ! C'est aussi cela la volonté de Dieu.
Combien de fois leur avait-il répété ces paroles d'espérance qui, au lieu de les rassurer, les faisaient douter d'eux-mêmes et de son art? Voilà que les événements lui donnaient raison ! Son diagnostic était bon: ils avaient conçu. Ils allaient enfanter !
Lakondé avait été le témoin inconscient du bonheur illusoire de ses patrons. Pendant quarante jours Mariétou et Mody avaient revu la lumière. Quarante nuits ensoleillées au cours desquelles ils avaient ensemble mesuré de l'œil et du doigt les déformations à peine perceptibles du ventre, qui resta aussi plat et sec qu’une pierre à moudre. Quarante jours de félicité qui sombrèrent Dieu sait pourquoi dans l'indicible désarroi d'une fausse couche.
Lakondé constata bien sûr que Monsieur et Madame avaient perdu le goût et l'appétit ; qu'ils n'avaient plus ces accès de joie qui les faisaient danser au salon des heures durant ; que Madame lui avait même abandonné le soin du petit déjeuner. Mais Lakondé remarqua à peine le rictus mélancolique et les yeux toujours bouffis de larmes. Il ne soupçonna pas les nuits d'insomnie passées dans le petit salon. Des nuits où, sans un geste ni un mot, Mody regardait son épouse pleurer, les yeux fixés sur les spasmes qui lui déchiraient la poitrine jusqu'à sept heures et quart, quand le boy cuisinier arrivait, poussant devant lui son vélo et un retentissant bonjour .
- Ils ne veulent pas faire d'enfant !
Telle était la conviction de Badé au début de la sixième année quand elle fit irruption dans la villa de son fils. Elle avait organisé son voyage pour arriver à l'aube. Les choses importantes se disent avant le lever du jour. Elle les réveilla brutalement. Puis, sans s'asseoir, sans leur laisser le temps de placer un seul mot, elle parla à son fils, les yeux fixés sur sa bru :
- Le destin n'a pas voulu que j'aie beaucoup d'enfants. Tu es mon unique fils. Mais s'il plaît à Dieu, je ne mourrai pas sans être grand-mère. C'est pourquoi je suis venue ce matin te dire ceci : je veux être grand-mère. Si dans trois mois ta femme n'est pas enceinte, je te prendrai une seconde épouse qui me donnera, s'il plaît à Dieu, plusieurs petits-fils avant que je ne quitte ce monde.
Elle repartit aussitôt les laissant face à face, muets de surprise et d'humiliation, effondrés dans le petit salon où Lakondé les trouva tels que personne ne les voyait jamais.

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