Le défi de l’édition
En 2003, Alfred se lance dans un nouveau défi : faire de l’édition à
Niamey avec la publication de Nouvelles
clefs, un magazine littéraire très sobre dont l’objectif est de publier à
chaque numéro une fiction brève. On l’a déjà dit ici : le pari fleure l’utopie…
On m’assure
qu’au Niger, il n’y a pas plus de mille lecteurs, solvables et prêts à payer
pour des histoires. Mais je me suis laissé dire par un poète, que le chemin se
trouve sous les pas. Voici le premier pas.
Ce sera le dernier et c’est un pas qui le conduira à
un bref passage en prison pour cause de dettes non remboursées ou d’impôts non
réglés.
Dire le
pays, raconter nos vies, déchiffrer nos rêves, crier nos colères, partager l’espoir,
tuer la mort, vivifier notre soif d’être présent au monde.
Pour le premier numéro – vendu 1 000 F CFA (1, 50 €) –
Alfred décide de publier le « monologue dramatique » Tiens bon, Bonkano, qui a été créé en
2002 par le Théâtre de l’Arène.
Bonkano, un broussard chassé de son village par la
famine et mendiant « depuis depuis », raconte son quotidien et son
histoire …
Tiens bon, Bonkano !
Extrait :
… Est-ce que
moi j’ai cherché à venir dans cette ville ? Je ne voulais même pas. J’étais
quelqu’un, moi ! Et je vivais tranquille dans mon village.
Mais bon, la
vie a fait ce qu’elle a fait.
Beaucoup de
chefs de famille avaient fui dès le début de la sécheresse. Je suis resté, moi !
Et j’ai affronté les yeux de mes enfants et les soupirs de ma femme.
On nous
annonçait des distributions de vivres partout dans le pays sauf chez nous. La télévision
nous montrait des ministres souriants qui serraient chaleureusement la main des
représentants d’organisations donatrices. Derrière eux, s’entassaient plus haut
qu’une maison des sacs de céréales, des boîtes de sardines, et des cartons de
lait en poudre. Un matin, tout le village a formé une longue colonne qui s’est ébranlée
en direction de la capitale.
Pourquoi moi
je continuerais à attendre ?
Nous avions
marché en silence. Cinq jours. Poussés par l’espoir de manger et boire enfin.
Cinq nuits. Hantés par les images de ces ministres gras et luisants comme des
porcs.
Au sixième
jour, nous voici aux abords de la capitale. Des militaires viennent à notre
rencontre avec les mêmes camions qui distribuaient de l’eau et des vivres. Nous
improvisons un chant en hommage aux guerriers des temps modernes qui ne
combattent plus leurs semblables, mais la faim.
Le chef des
soldats exige le silence, puis se lance dans un long discours.
- Mes frères, mes sœurs, comme vous le savez, la sécheresse
a été envoyée par le bon Dieu pour punir nos anciens dirigeants. La cupidité de
ces renégats est désormais démasquée. Vos souffrances sont terminées. Le
pouvoir appartient à l’armée. Le nouveau Gouvernement sera aidé. Les pays amis
l’ont promis. Désormais, tous les enfants du pays sont filles et fils de la même
mère. Le Nouveau Gouvernement l’a décidé. Plus personne ne mourra de faim dans
ce pays. Le Nouveau Gouvernement l’a juré.
C’est le délire
dans nos rangs d’affamés : applaudissements, you you, cris de joie.
Certains ont même trouvé la force de danser.
- Silence !
Le sergent n’a
pas fini. Sa voix est maintenant dure et pleine de reproches.
- J’ai reçu l’ordre de ne laisser personne entrer
dans la capitale. Le Nouveau Gouvernement a promis de vous aider. Retournez
dans votre village et attendez là-bas. La capitale est déjà pleine comme un œuf.
Chacun doit rester à sa place. Vous n’êtes pas des citadins. La ville n’est pas
bonne pour vous. Rentrez chez vous avant qu’on ne vous chasse. Le Nouveau
Gouvernement…
Un tonnerre de protestations étouffe le reste.
Nous nous remettons à marcher vers cette ville qui
semblait contenir toute la nourriture de la terre. Les soldats mettent un genou
à terre. Ils pointent leurs armes sur nous. Le sergent crie des menaces. Est-ce
qu’une vache morte a encore quelque chose à craindre du couteau ?
Nous avançons, décidés à mourir sur place plutôt que
d’aller crever loin des caméras de la presse internationale. Les soldats ont le
doigt sur la gâchette. Ils suent. Ils tremblent. Ils ont peur. Le sergent
menace toujours. Mais sa voix n’est plus qu’une plainte larmoyante :
- Encore un pas et vous êtes morts… Je vous en prie
mes frères !... Rentrez chez vous, pardon ! … N’avancez plus sinon… C’est
à toi que je parle non ! S’il te plaît recule ma sœur ! Ne m’obligez
pas à tirer !
Le sergent n’a pas ordonné le tir. Mais nous n’avons
pas été admis dans la Capitale. On nous a parqués comme des chèvres rebelles
dans un vaste enclos, cerné de barbelés. Un camp d’accueil pour les populations
éprouvées par la famine. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés
sous des tentes de toile. Les gens appelaient ça Le Lazaret.
On nous donnait à boire, à manger, et même des soins.
Le soir, on nous parlait de l’exode rural, de notre prochain retour à la
maison, à la responsabilité et à la dignité.
Le Lazaret était une ville hors de la vie. Une
parenthèse dans laquelle l’avenir c’est le prochain repas. Tout autour, il y
avait la capitale qui semblait toujours en fête avec l’émerveillement des
klaxons et des néons. Mais attention ! les soldats veillaient. Aucun de
nous ne pouvait s’échapper.
Niamey, au début 2010
Peinture de Sani |
Je me
souviendrai toujours de la représentation de Tiens bon, Bonkano qui avait été donnée à Niamey au début de l’année
2010. C’était quelques jours après le coup d’état militaire de Salou Djibo
ayant mis fin à la dérive du président Tandja – s’en fout la constitution. Nous
étions une petite cinquantaine de spectateurs dans une petite cour en terre
battue d’une association, serrés autour de l’admirable Béto incarnant Bonkano. Je
me souviens des frissons qui parcoururent les échines lorsque le mendiant se fut
mué en sergent aboyeur – un simple béret enfoncé sur le crâne fixant la métamorphose.
Nous nous étions sentis comme vampirisés, subjugués par l’irruption brutale de
la férocité humaine sous l’aspect militaire. Nous nous étions tous sentis transmués
en Bonkano, gens de rien, à la merci de l’implacable virulence du pouvoir. Le coup
d’état militaire était évidemment dans toutes les têtes, électrisant la
perception, ajoutant une vérité écumante à la vérité crue, troublante, du récit
de Bonkano mais, cependant, cette vision n’était que fugitive puisque ne se
superposant que dans un passage du texte – l’extrait qui précède –,s’enchaînant
sur d’autres situations, également brutales et humiliantes, énumérées par le
mendiant. Nous comprenions que Béto-Bonkano, au cœur de notre cercle étroit, si
près qu’on pouvait le toucher, incarnait, comme en un sortilège, tous ceux, si
familiers, que chacun de nous croisait chaque jour. Un électrochoc !
L’étincelant, toujours
Sobre et tout
en tension, le texte d’Alfred Dogbé atteint très vite sa cible : un
point d’incandescence où il semble que l’air vienne à manquer. Cette prouesse de mettre à nu, avec le langage de la rue, l’hostilité et le mépris que
suscite, les uns envers les autres, la misère dans la misère, impressionne.
Aucune posture morale, drapée en lyrisme littéraire, mais ce soliloque cacochyme
– Donnez, donnez, vous qui avez reçu, O
passants, pensez aux pauvres, prêtez à demain - inspirant moins la
compassion qu’une forme d’amertume si extrême que l’absurdité finit par l’emporter.
La vérité entraine à une sorte de jubilation pulvérisant l’apitoiement derrière
lequel le pays ensevelit ses secrets inavouables. C’était le truc d’Alfred, son
subtil savoir-faire : la farce tragique - intitulé de cette autre pièce géniale
qui a pour nom Burocrassie.
Il n’empêche :
Tiens bon, Bonkano, qui résiste à l’envie
d’en rire – éclatante et joyeuse fierté de « vivre debout » -, reste
aujourd’hui la meilleure parabole – la plus laconique – sur le cercle infernal
de la pauvreté et de la violence au Niger. J’ai souvent entendu Alfred parler
du Lazaret. Le souvenir qu’il en avait était aussi récurrent que le cycle des
famines. Il était inscrit dans sa chair comme dans son univers mental. Il lui
semblait avoir toujours vécu avec cette proximité – le Lazaret se situait dans
la périphérie de Niamey dont il ne cessait d’ausculter l’histoire.
Tiens bon, Niger !
Aujourd’hui,
en ce moment même, c’est d’un autre camp de réfugiés dont on parle : celui
de Mangaise, situé beaucoup plus loin au Nord de Niamey. Erik Orsenna vient d’y
faire un reportage, publié dans Le Monde le 25 avril (http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/04/25/alerte-dans-tout-le-sahel-par-erik-orsenna_1691010_3212.html), qui saisit par son
rapprochement avec l’extrait de Bonkano qui précède.
Extrait de l'article d'Erik Orsenna :
Extrait de l'article d'Erik Orsenna :
"Soudain la femme se met à raconter.
Elle est partie seule avec ses enfants. Elle est partie parce qu'elle avait
trop peur pour eux. Ils ont marché quinze jours dans le sable. Des villageois
les ont nourris. Et puis, à la frontière, un camion les a transportés. La femme
se tait. Le traducteur dit qu'elle doit penser
à son mari. Il a choisi de rester
là-bas pour tenter
de sauver
un peu de son bétail. Les rebelles volent tout.
Sous la bâche voisine, un homme
raconte qu'il a préféré tout
abandonner plutôt que laisser
sa femme et ses deux enfants. Ils n'ont emporté qu'une valise de fer. Qu'est ce
qu'il attend ? La paix ! Vous
croyez qu'elle reviendra vite ? Plus loin, une femme semble d'humeur joyeuse.
On m'explique qu'elle vient d'apprendre
qu'on a vu son frère vivant. Elle le croyait mort. Il arrivera d'ici deux,
trois jours pour lui apporter
de l'aide."
Tiens bon, Dogbé !
Sous le feu de l’actualité – la situation explosive dans la « bande
sahélo saharienne » et la répétition infernale des « crises
alimentaires » -, comment ne pas penser à la prescience d’Alfred Dogbé, à
la clarté de sa voix et de sa vision citoyenne ? Comment ne pas penser à Tiens bon, Bonkano, à sa clairvoyance,
sa pénétration sensible ? Comment ne pas penser à Béto, son ami, son petit
frère, qui dans son extraordinaire interprétation a su incarner le pays réel et
la représentation acide qu’en donne son auteur ?
Il se trouve que Béto doit en donner une représentation au début
de l’été, au Luxembourg. Il a envoyé des courriers à ses amis parisiens, aux
amis d’Alfred qui se sont mobilisés pour aider sa famille et le Festival
Emergences, pour leur soumettre l’idée d’une autre représentation à Paris – une
façon d’hommage. Quelle excellente idée, Béto ! Puisse-t-elle se réaliser
malgré la difficulté de trouver une structure d’accueil en cette période !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire