vendredi 27 avril 2012

Tiens bon, Bonkano ! Erik Orsenna & Alfred Dogbé


Le défi de l’édition


En 2003, Alfred se  lance dans un nouveau défi : faire de l’édition à Niamey avec la publication de Nouvelles clefs, un magazine littéraire très sobre dont l’objectif est de publier à chaque numéro une fiction brève. On l’a déjà dit ici : le pari fleure l’utopie…

On m’assure qu’au Niger, il n’y a pas plus de mille lecteurs, solvables et prêts à payer pour des histoires. Mais je me suis laissé dire par un poète, que le chemin se trouve sous les pas. Voici le premier pas.

Ce sera le dernier et c’est un pas qui le conduira à un bref passage en prison pour cause de dettes non remboursées ou d’impôts non réglés.

Dire le pays, raconter nos vies, déchiffrer nos rêves, crier nos colères, partager l’espoir, tuer la mort, vivifier notre soif d’être présent au monde.

Pour le premier numéro – vendu 1 000 F CFA (1, 50 €) – Alfred décide de publier le « monologue dramatique » Tiens bon, Bonkano, qui a été créé en 2002 par le Théâtre de l’Arène.

Bonkano, un broussard chassé de son village par la famine et mendiant « depuis depuis », raconte son quotidien et son histoire …

Tiens bon, Bonkano !


Extrait :

… Est-ce que moi j’ai cherché à venir dans cette ville ? Je ne voulais même pas. J’étais quelqu’un, moi ! Et je vivais tranquille dans mon village.
Mais bon, la vie a fait ce qu’elle a fait.
Beaucoup de chefs de famille avaient fui dès le début de la sécheresse. Je suis resté, moi ! Et j’ai affronté les yeux de mes enfants et les soupirs de ma femme.

On nous annonçait des distributions de vivres partout dans le pays sauf chez nous. La télévision nous montrait des ministres souriants qui serraient chaleureusement la main des représentants d’organisations donatrices. Derrière eux, s’entassaient plus haut qu’une maison des sacs de céréales, des boîtes de sardines, et des cartons de lait en poudre. Un matin, tout le village a formé une longue colonne qui s’est ébranlée en direction de la capitale.

Pourquoi moi je continuerais à attendre ?

Nous avions marché en silence. Cinq jours. Poussés par l’espoir de manger et boire enfin. Cinq nuits. Hantés par les images de ces ministres gras et luisants comme des porcs.
Au sixième jour, nous voici aux abords de la capitale. Des militaires viennent à notre rencontre avec les mêmes camions qui distribuaient de l’eau et des vivres. Nous improvisons un chant en hommage aux guerriers des temps modernes qui ne combattent plus leurs semblables, mais la faim.

Le chef des soldats exige le silence, puis se lance dans un long discours.
- Mes frères, mes sœurs, comme vous le savez, la sécheresse a été envoyée par le bon Dieu pour punir nos anciens dirigeants. La cupidité de ces renégats est désormais démasquée. Vos souffrances sont terminées. Le pouvoir appartient à l’armée. Le nouveau Gouvernement sera aidé. Les pays amis l’ont promis. Désormais, tous les enfants du pays sont filles et fils de la même mère. Le Nouveau Gouvernement l’a décidé. Plus personne ne mourra de faim dans ce pays. Le Nouveau Gouvernement l’a juré.
C’est le délire dans nos rangs d’affamés : applaudissements, you you, cris de joie. Certains ont même trouvé la force de danser.
- Silence !

Le sergent n’a pas fini. Sa voix est maintenant dure et pleine de reproches.

- J’ai reçu l’ordre de ne laisser personne entrer dans la capitale. Le Nouveau Gouvernement a promis de vous aider. Retournez dans votre village et attendez là-bas. La capitale est déjà pleine comme un œuf. Chacun doit rester à sa place. Vous n’êtes pas des citadins. La ville n’est pas bonne pour vous. Rentrez chez vous avant qu’on ne vous chasse. Le Nouveau Gouvernement…

Un tonnerre de protestations étouffe le reste.

Nous nous remettons à marcher vers cette ville qui semblait contenir toute la nourriture de la terre. Les soldats mettent un genou à terre. Ils pointent leurs armes sur nous. Le sergent crie des menaces. Est-ce qu’une vache morte a encore quelque chose à craindre du couteau ?

Nous avançons, décidés à mourir sur place plutôt que d’aller crever loin des caméras de la presse internationale. Les soldats ont le doigt sur la gâchette. Ils suent. Ils tremblent. Ils ont peur. Le sergent menace toujours. Mais sa voix n’est plus qu’une plainte larmoyante :

- Encore un pas et vous êtes morts… Je vous en prie mes frères !... Rentrez chez vous, pardon ! … N’avancez plus sinon… C’est à toi que je parle non ! S’il te plaît recule ma sœur ! Ne m’obligez pas à tirer !

Le sergent n’a pas ordonné le tir. Mais nous n’avons pas été admis dans la Capitale. On nous a parqués comme des chèvres rebelles dans un vaste enclos, cerné de barbelés. Un camp d’accueil pour les populations éprouvées par la famine. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants entassés sous des tentes de toile. Les gens appelaient ça Le Lazaret.

On nous donnait à boire, à manger, et même des soins. Le soir, on nous parlait de l’exode rural, de notre prochain retour à la maison, à la responsabilité et à la dignité.

Le Lazaret était une ville hors de la vie. Une parenthèse dans laquelle l’avenir c’est le prochain repas. Tout autour, il y avait la capitale qui semblait toujours en fête avec l’émerveillement des klaxons et des néons. Mais attention ! les soldats veillaient. Aucun de nous ne pouvait s’échapper.

Niamey, au début 2010

Peinture de Sani

Je me souviendrai toujours de la représentation de Tiens bon, Bonkano qui avait été donnée à Niamey au début de l’année 2010. C’était quelques jours après le coup d’état militaire de Salou Djibo ayant mis fin à la dérive du président Tandja – s’en fout la constitution. Nous étions une petite cinquantaine de spectateurs dans une petite cour en terre battue d’une association, serrés autour de l’admirable Béto incarnant Bonkano. Je me souviens des frissons qui parcoururent les échines lorsque le mendiant se fut mué en sergent aboyeur – un simple béret enfoncé sur le crâne fixant la métamorphose. Nous nous étions sentis comme vampirisés, subjugués par l’irruption brutale de la férocité humaine sous l’aspect militaire. Nous nous étions tous sentis transmués en Bonkano, gens de rien, à la merci de l’implacable virulence du pouvoir. Le coup d’état militaire était évidemment dans toutes les têtes, électrisant la perception, ajoutant une vérité écumante à la vérité crue, troublante, du récit de Bonkano mais, cependant, cette vision n’était que fugitive puisque ne se superposant que dans un passage du texte – l’extrait qui précède –,s’enchaînant sur d’autres situations, également brutales et humiliantes, énumérées par le mendiant. Nous comprenions que Béto-Bonkano, au cœur de notre cercle étroit, si près qu’on pouvait le toucher, incarnait, comme en un sortilège, tous ceux, si familiers, que chacun de nous croisait chaque jour. Un électrochoc !

L’étincelant, toujours


Sobre et tout en tension, le texte d’Alfred Dogbé atteint très vite sa cible : un point d’incandescence où il semble que l’air vienne à manquer. Cette prouesse de mettre à nu, avec le langage de la rue, l’hostilité et le mépris que suscite, les uns envers les autres, la misère dans la misère, impressionne. Aucune posture morale, drapée en lyrisme littéraire, mais ce soliloque cacochyme – Donnez, donnez, vous qui avez reçu, O passants, pensez aux pauvres, prêtez à demain - inspirant moins la compassion qu’une forme d’amertume si extrême que l’absurdité finit par l’emporter. La vérité entraine à une sorte de jubilation pulvérisant l’apitoiement derrière lequel le pays ensevelit ses secrets inavouables. C’était le truc d’Alfred, son subtil savoir-faire : la farce tragique - intitulé de cette autre pièce géniale qui a pour nom Burocrassie.

Il n’empêche : Tiens bon, Bonkano, qui résiste à l’envie d’en rire – éclatante et joyeuse fierté de « vivre debout » -, reste aujourd’hui la meilleure parabole – la plus laconique – sur le cercle infernal de la pauvreté et de la violence au Niger. J’ai souvent entendu Alfred parler du Lazaret. Le souvenir qu’il en avait était aussi récurrent que le cycle des famines. Il était inscrit dans sa chair comme dans son univers mental. Il lui semblait avoir toujours vécu avec cette proximité – le Lazaret se situait dans la périphérie de Niamey dont il ne cessait d’ausculter l’histoire.

Tiens bon, Niger !

Michael ZUMSTEIN/VU pour Le Monde

Aujourd’hui, en ce moment même, c’est d’un autre camp de réfugiés dont on parle : celui de Mangaise, situé beaucoup plus loin au Nord de Niamey. Erik Orsenna vient d’y faire un reportage, publié dans Le Monde le 25 avril (http://www.lemonde.fr/afrique/article/2012/04/25/alerte-dans-tout-le-sahel-par-erik-orsenna_1691010_3212.html), qui saisit par son rapprochement avec l’extrait de Bonkano qui précède.

Extrait de l'article d'Erik Orsenna :

"Soudain la femme se met à raconter. Elle est partie seule avec ses enfants. Elle est partie parce qu'elle avait trop peur pour eux. Ils ont marché quinze jours dans le sable. Des villageois les ont nourris. Et puis, à la frontière, un camion les a transportés. La femme se tait. Le traducteur dit qu'elle doit penser à son mari. Il a choisi de rester là-bas pour tenter de sauver un peu de son bétail. Les rebelles volent tout.
Sous la bâche voisine, un homme raconte qu'il a préféré tout  abandonner plutôt que laisser sa femme et ses deux enfants. Ils n'ont emporté qu'une valise de fer. Qu'est ce qu'il attend ? La paix ! Vous croyez qu'elle reviendra vite ? Plus loin, une femme semble d'humeur joyeuse. On m'explique qu'elle vient d'apprendre qu'on a vu son frère vivant. Elle le croyait mort. Il arrivera d'ici deux, trois jours pour lui apporter de l'aide."

Tiens bon, Dogbé !

Sous le feu de l’actualité – la situation explosive dans la « bande sahélo saharienne » et la répétition infernale des « crises alimentaires » -, comment ne pas penser à la prescience d’Alfred Dogbé, à la clarté de sa voix et de sa vision citoyenne ? Comment ne pas penser à Tiens bon, Bonkano, à sa clairvoyance, sa pénétration sensible ? Comment ne pas penser à Béto, son ami, son petit frère, qui dans son extraordinaire interprétation a su incarner le pays réel et la représentation acide qu’en donne son auteur ? 
Il se trouve que Béto doit en donner une représentation au début de l’été, au Luxembourg. Il a envoyé des courriers à ses amis parisiens, aux amis d’Alfred qui se sont mobilisés pour aider sa famille et le Festival Emergences, pour leur soumettre l’idée d’une autre représentation à Paris – une façon d’hommage. Quelle excellente idée, Béto ! Puisse-t-elle se réaliser malgré la difficulté de trouver une structure d’accueil en cette période !


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