mercredi 11 avril 2012

A l’étroit – Alfred et Charline – Premier épisode

Le manuscrit original de la pièce "A l’étroit" daté de 2005 fait sourire : pages saturées - notes, corrections et collages au scotch -, stabilotées de toutes les couleurs et tenant à peine à la reliure. Le document a beaucoup voyagé et vécu et il va falloir en baver pour le remettre au propre ! Charline est venue me l’apporter chez moi il y a quelques jours pour que je fasse le boulot. Elle m’a remis de grosses chemises rouges - accusant un état semblable au manuscrit - qui sont remplies de notes de travail, de documents des photos.

A l’étroit fut  une aventure théâtrale hors du commun à plusieurs points de vue, dont le dernier est celui de l’amitié entre Charline et Alfred, élargie en ondes concentriques aux femmes, enfants et saltimbanques gravitant autour d’Alfred. Durant trois heures Charline m’en a raconté l’histoire - nous avons ri et pleuré - qui illustre si bien les paris d’Alfred et les richesses offertes par son intelligence et sa disponibilité.

A l’origine, en 2003 : l’idée de Roland Fichet (Théâtre de  Folle Pensée à St Brieuc) de monter un spectacle intitulé "Pièce(s) d’identité" croisant des « brèves théâtrales » d’auteurs français et africains[1] dans la sphère du concepteur. Roland Fichet avait été reçu par Alfred chez lui, à Niamey. Il avait découvert ses femmes, ses enfants et sa façon de vivre. « Tu devrais écrire quelque chose sur la polygamie ». Alfred avait relevé le défi de pareille « pièce d’identité ». … Il avait adressé à St Brieuc sa « brève théâtrale » qui se présentait sous la forme de six dialogues – entre ELLE et LUI, entre Elle et elle, entre LUI et elle, etc.

"A l’étroit" se terminait de cette façon :

elle. - … Tu n’as pas le courage d’aller jusqu’au bout.
LUI. - Au bout il y a quoi ?
ELLE. - Il y a de nouveau toi et moi comme avant. Remercie-la.
elle. – Il y aura toi, libéré de ta pitié et de tes mensonges. Jette cette femme dehors !
LUI. – C’est ton désir, pas le mien.
Elle. – Tu as assez triché. Maintenant tu dois choisir.
elle. – C’est elle ou moi.
LUI. – Mon choix est clair : c’est elle et toi. Je ne renonce ni à mes rêves d’hier ni à ma passion d’aujourd’hui.
ELLE. – Tu es trop lâche pour te mettre à la porte.
elle. – Aie le courage de te laisser partir !
LUI. – Moi aussi j’ai cru à un amour simple, clair et droit comme une règle. Je n’ai pas le courage de courir après cette illusion de simplicité.
ELLE. – Il n’y a plus de place pour moi ici.
elle. – C’est pas difficile de comprendre que je dois partir.
LUI. – Personne n’a dit ça !
ELLE. – Si. Elle l’a dit et répété.
elle. – Elle l’a même exigée.
LUI. – Moi je n’ai demandé à personne de partir.

C’est à ce moment que Charline entre en jeu. Fraichement sortie de l’École du Théâtre National de Bretagne, elle s’est glissée dans le projet "Pièces d’identité". Opiniâtre, elle exige de choisir la pièce à mettre en scène. Ce sera "A l’étroit".  Après avoir lu les 6 dialogues, elle écrit à Alfred Dogbé :

Bonjour Alfred,
Je suis Charline Grand vingt trois ans comédienne et aujourd’hui je t’écris parce que j’ai pris la décision de travailler "A l’étroit", mais de l’autre côté, à cette place appelée metteur en scène.
Je ne te connais pas (encore), ni ta vie ta culture ton pays (encore peut-être) et j’en suis touchée et désarmée à la fois. J’ai envie d’attraper ce que j’entends, ce que je vois à travers ton geste.`
La prise de parole de chacune des trois figures est proche de l’instinct, de la première pensée avant même qu’elle ne soit formulée.
Ça dit.
La structure concise, violente de précision, laisse pourtant apparaître du temps, révèle ce qui n’est pas sur le papier, une impression ou sensation dont on est jamais sûr et tant mieux.
Tu dis : « Personne ne peut se mettre à la place d’autrui ».
Je dis :
Peut-on prendre une place ?
Peut-on prendre toute la place ?
Peut-on changer de place ?
Peut-on s’ajouter à ce(ux) qui existe(nt) déjà ?
Pet-on partager la place ?
Peut-on séparer la place en deux, en trois, en quatre, en plus ?
Tu dis : « Le cœur peut contenir l’humanité ».
Je dis : tu es une personne courageuse.
Faire l’amour ou dire l’amour ou les deux ?

Les notes d’intention je ne sais pas les écrire parce que tout cela bouge tous les jours et les répétitions n’ont pas commencé.
Alors dans le désordre voici mes premières impressions :
-       trouver le rythme interne à chaque mouvement
-       une question : comment trouve-t-on le temps, comment ça respire ?
-       pas d’exotisme surtout
-       parler d’amour
-       que le spectateur soit autant spectateur que voyeur
-       que ce soit épidermique (j’aime ce mot) pour le spectateur et les acteurs
-       sortir des espaces convenus, autant dans la fiction que dans la scénographie pour laisser filer de la pensée, de l’image
-       que ce texte nous fasse rencontrer : le public, les acteurs, toi et moi.
Charline Grand – 10 décembre 2003





Alfred débarque à St Brieuc après les premières répétitions. Il découvre la môme et, aussi, comment sa propre expression artistique peut se dissocier de son expérience intime ou la cristalliser ; comment ses personnages et l’histoire qui les lie peuvent mener leur vie en dehors de lui. Il est fasciné, amusé, gourmand. Il mesure la complexité, l’étrangeté et l’exaltation de la mise en scène. Il saisit l’interprétation féminine, sa « french touch » et, aussi, la voie qui lui permettra de tenir son langage universel. Il découvre aussi l’étrange scénographie de sa pièce, conditionnée par les lieux à disposition et réalisée par Bénédicte Joly : une « scène-couloir » de 18 mètres d’ouverture sur deux mètres de profondeur ! Cet arrangement serré survivra pourtant dans d’autres lieux, pimentant en Afrique la trivialité du sujet.

Dans la confusion des émotions provoquée par le retour syncopé des souvenirs, celui de la présence d’Alfred à St Brieuc reste ciselé avec force dans l’esprit de Charline : Alfred attisant l’enjeu dramatique par son inlassable et discrète curiosité ; Alfred suivant dans l’ombre toutes les répétitions, se confondant à la fourmilière théâtrale, savourant les profits de l’expérience et la proximité des échanges ; Alfred se livrant aux examinateurs et absorbant toutes les énergies offertes.

Au Niger, le ballon "Pièce(s) d’identité" change de nature dans la perspective de la tournée africaine : les risques se multiplient, l’improvisation l’emporte, les cadres de St Brieuc volent en éclat. Charline voit sa charge de travail s’alourdir avec la mise d’une pièce française. La feuille de route des stages de formation accélérée –transfert de l’expérience française – prête à sourire dans le débordement permanent. Les rotations des comédiens – de St Brieuc, de Niamey – compliquent  l’organisation des spectacles. Mais dans cette immersion radicale au sein de la réalité africaine qu’il était impossible d’anticiper même avec les meilleures intentions, Charline ne perd pas de vue ce qui se joue, pour les comédiens, le public et Alfred, dans les représentations de "A l’étroit". La scénographie est souvent mise à mal : conçue pour tenir étroitement un public d’une trentaine de personnes, elle est souvent submergée par le triple de spectateurs. Le mélange d’intimité et de distanciation explose sous les coups de boutoir de la foule : la houle des fous rires et les interpellations à pleine voix des comédiens ou plutôt d’Alio, Elle et elle. Cette pièce marche du feu de Dieu ! Partout. Au Niger, au Bénin, au Burkina Faso. Charline et Alfred ont gagné haut leur pari sous l’assaut des événements imprévisibles.
Touchés en plein cœur par l’attraction passionnée du public, comme des comédiens, pour un sujet qui illustre avec crudité des ressorts fondamentaux de la vie sociale, Charline et Alfred voient leur ligne d’horizon s’enrichir de possibles qui restent à formuler… Bon sang ! Le théâtre populaire en Afrique c’est ça !  Chacun éprouve des sentiments où se mélangent l’inachevé et l’exaltation.

Lorsque Charline et Alfred se séparent à la fin de la tournée, chacun résiste à tourner la page. Quelques temps plus tard, l’insatisfaction de Charline prend forme, rêvant de reprendre "A l’étroit" – en Afrique bien sûr – sans la compagnie de La folle Pensée et en imaginant qu’Alfred pourrait, avec des compléments de texte,  donner une plus grande densité dramatique à la brève théâtrale. Elle imagine une série de monologues enlacés aux 5 dialogues initiaux et soumet l’idée d’initier une nouvelle mise en scène et une nouvelle tournée à son amie, Bénédicte Joly, la scénographe de la pièce. Celle-ci est partante. C’est décidé : elle écrit à Alfred pour lui faire la folle proposition.

Et Alfred lui répond par ce mail :

Charline et Bénédicte,
Vous êtes folles. Et j’en suis heureux. Pas de ton affection. Je n’en ai jamais douté, mais de votre cran. Vous osez défier son altesse Fichet, prétendre monter des projets dans son dos avec « ses auteurs » et sans sa bénédiction ? Rien que pour ça, je dis oui. Oui, ça m’intéresse. Oui, il faut faire quelque chose ensemble. J’en ai autant envie que vous deux. Et ça ne date pas d’aujourd’hui. Je pensais que l’initiative de la proposition viendrait de moi ; quand j’aurai remis sur pied et à leur place une ou deux choses qui boitent toujours.
Je regrette déjà de vous avoir dit oui.
Je le sens, je le sais, vous ne me lâcherez plus.
Maintenant, il faut organiser tout cela. Et l’assumer. Je ne dis pas « assurer ». Je n’ai aucune inquiétude, absolument aucune, ce côté.
Charline, tu parles déjà comme si on allait entrer en répétition tout de suite…
Vous avez déjà fixé une échéance : d’ici à mars 2005. C’est raisonnable pour monter un bon petit projet. Mais encore…
Toutes les deux vous avez été témoins de la souffrance qui fut mienne quand Ado et Cheick, les comédiens qui, avec Béto, forment le noyau de la compagnie Arène Théâtre.
Toi, Charline, tu te souviens certainement de la grande réunion finale sous la paillotte du CCFN. J’ai dit que je refuse de fonctionner comme un mercenaire, de projet en projet, au gré des occasions plus ou moins foireuses. Et cesser de jouer les accompagnateurs éclairés.
Je suis à Ouagadougou jusqu’en fin octobre. Je travaille sur une adaptation de Richard III de Shakespeare. La première c’est pour le 22 octobre. Du coup, j’ai beaucoup plus de mal avec le mail que d’habitude. Encore que déjà…
En arrière plan, je travaille à réviser la démarche de ma compagnie, à lui donner les outils et l’énergie que je n’ai pas encore réussi à trouver. Faire un nouveau départ au cours de l’année 2005.
Je t’embrasse petite sœur. Toi aussi petite sœur. Je n’ai pas répondu à toutes les questions. Pas encore. Et il faudra même que nous nous en posions certaines ensemble. Très certainement.
Non mais vous vous rendez compte de votre folie ? Je vous aime comme ça !
Très, très gros bisous. Fraternellement.
Alfred.

Celui-ci, en effet, écrira rapidement les monologues réclamés par Charline. Ils donneront à la pièce le poids dramatique et la souplesse d’adaptation scénique qui lui avaient manqué.
A l’étroit, version 2 est posé. Le monologue (masculin) qui suit en donne la mesure :

LUI

Interrogatoire musclé
Il y a des gens qui pensent qu’ils ont droit de te juger et de te condamner au nom de leurs normes à eux. Ils te prennent carrément par le col et te plaquent contre le mur.

-       Est-ce que ça t’arrive de coucher avec elle l’une après l’autre ? Dans quel ordre ? Laquelle est la plus épuisante ? Est-ce que vous faites l’amour à trois ?

Sa voix était chargée de sous-entendus et d’insinuations méprisantes. J’ai éludé la question. Mon sourire gêné a servi de réponse. Il l’a pris pour un encouragement. Il en a déduit qu’il pouvait se permettre. Et il s’est permis.

-       Laquelle baise mieux ? Qui te donne le plus de plaisir ? Est-ce que vous faites l’amour à trois ?

C’est dur de rester courtois quand les imbéciles ont la parole. Je pense que j’ai quand même réussi à ne pas être trop sauvage. Je l’ai simplement pris par la peau du cou et je lui ai crié dans les oreilles :

-       Tu sais, ce qui est difficile dans la bigamie ? Hé bien, je vais te le dire : c’est la curiosité imbécile des autres.
Je serrais très fort. Il a fini à genoux. De ses deux mains, il essayait de s’arracher à ma prise. Le cercle des curieux s’est élargi. Tous avaient fait un grand bond en arrière et me regarder l’étrangler. Sans oser approcher.


J’ai déjà choisi. C’est elle qui continue à faire comme si l’autre n’existe pas.
Nous avons tous choisi. Elles le savent très bien. Elles ne savent pas ce qu’elles veulent. Maintenant nous sommes trois et non pas deux.
Pour moi c’est clair. C’est clair depuis la première fois qu’on s’est retrouvé tous les trois face à face. C’est clair que ce jour là…
C’est elle qui ne sait pas ce qu’elle veut. Maintenant nous sommes trois et non pas deux. Et elle continue de faire comme si nous sommes deux.
Tant que je n’étais pas marié avec l’autre, je pouvais comprendre ses exigences. Mais maintenant c’est fini. C’est fini depuis que le mariage a eu lieu. C’est clair pour tout le monde. Je ne triche plus.
Pourquoi elles m’accusent toutes les deux de tricher ?
La scène
Quand je trichais vraiment personne ne m’emmerdait. Maintenant que je leur demande de vivre notre réalité au grand jour, avec des règles claires et précises, et que n’ai pas inventées pour mon plaisir, on m’accuse de tricher.
J’ai déjà choisi.
Elle le sait très bien.


Les monologues seront segmentés et mixés avec les dialogues. A l’étroit, version 2 sera monté et diffusé en 2005 dans le cadre des Pilotobés (voyageurs en fufuldé) – rencontres internationales du Théâtre itinérant au Niger.




[1] Pièces d'identité(s) était composé de  À l'étroit d'Alfred Dogbé, "Ne t'endors pas de Roland Fichet, Sexographie-Stratigraphie d'Alexandre Koutchevsky, Revanches de Kouam Tawa, Vos ailes les mouettes d'Alexis Fichet.

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