mardi 26 juin 2012

Une soirée de rêve


Béto, sur le chemin du Luxembourg, titubant de fatigue après trois mois de tourmente consacrés au Festival Emergences, nous offre des tee shirts à l’effigie d’Alfred Dogbé illustrant les échos du Festival en son absence. Troublants chiffons ! Béto nous a raconté que ce même portrait, imprimé sur une bâche, est resté suspendu pendant trois mois sur les enceintes du CCFN. Sourire, infiniment ouvert, suspendu au temps qui s’enfuit.

De loin, nous retenons l’idée que cette sixième édition fut, parmi tant d’enjeux, un retour à l’orfèvrerie corrosive des textes : le geste premier de "A l’étroit" et un atelier de mise en scène pour expérimenter la transposition sur une scène de la nouvelle "Bon voyage, Don quichotte !"  Faute de se représenter le faisceau des émotions conséquentes à la mort d’Alfred Dogbé pour ses épouses et enfants, les comédiens d’Arène Théâtre, les gens de Niamey et, enfin, les compagnies débarquées des pays voisins, nous rongeons notre frein, qui reste comme une morsure exaspérante, ne souhaitant plus qu’une chose : que les textes d’Alfred soient réunis et publiés ! Monique Blin, qui fut pour lui un solide soutien, ne cesse de penser à ces publications et bataille fermement pour cette idée auprès des uns et des autres. Elle a raison. Il est vraiment essentiel désormais de voir se dessiner une pareille perspective. Elle est dans la main de ses enfants. Puissent-ils désormais répondre au mouvement de solidarité qui s’est levé à la mort de leur père.

En attendant de reprendre énergiquement ce flambeau, on pourra lire ci après une autre nouvelle inédite. Classique dans l’idée, "Une soirée de rêve", absorbe dans sa forme ce je ne sais quoi de Niamey, de bar en bar, de rue en rue, où se mijote la frustration d’un célibataire condamné à la solitude – thème récurrent de ses chroniques cruelles et sarcastiques de la vie nigérienne – et flirtant avec le délire et la mort.

Une soirée de rêve


Un samedi soir, Hamido éprouva le besoin de s'offrir une soirée de plaisirs. Il mit une heure à s'apprêter, sifflotant sous la douche, essayant tour à tour les plus élégantes de ses tenues, et esquissant des pas de danse face au miroir. Enfin, il enfourcha sa moto et se retrouva dans la rue.
Il se rendit au bistrot du quartier. Un petit coin bien calme. Le propriétaire savait mettre de l'ambiance. Les soirées de grande affluence et de grosse gaieté, il sortait sa guitare et vous arrachait des larmes de bonheur. Le bistrot attirait aussi pas mal de filles en quête d'aventures. Ce soir-là, une bande d’excités avaient envahi le coin. Des jeunes gens, qui dépensaient beaucoup d'argent, buvaient sans retenue, dansaient comme des épileptiques et parlaient sans s'écouter. Hamido ne put longtemps tolérer l'arrogance obscène qui suintait de leurs gestes et propos. Il déclina l'offre du patron qui le défiait aux échecs. Ce soir-là, il voulait vraiment s'amuser ! Il se retrouva de nouveau dans la rue. Mais il ne savait plus où aller.
Ce fut le début d’une longue errance. Hamido roula à petite vitesse, la tête bruissant de réflexions aigres. Depuis des mois, il avait vécu coupé du monde, occupé par la rédaction de ses travaux scientifiques. Et ce soir il constatait amèrement son absence au monde. C'était bien cela, ce ne pouvait être que cela : il ne faisait rien pour entretenir ses relations, pour les approfondir. Pourtant, il était né dans cette ville ! Il avait grandi dans ces mêmes rues grouillantes d'inconnus. Il en connaissait tous les recoins mais ne trouvait personne !
Hamido fut bien mal inspiré de se rendre chez Djibick. Avachi devant son poste-téléviseur, assommé par la douzaine de canettes de bière qui jonchaient le parterre, son ancien camarade de fac l'accueillit chaleureusement mais ne leva pas les yeux de l'écran où deux hommes politiques prophétisaient le bonheur de l'humanité en échangeant des insultes. Cinq minutes plus tard, Hamido reprit son errance. Djibick n'avait pas remarqué son départ. Ils ne s'étaient rien dit.
Hamido parcourut encore plusieurs artères de la ville. Il roulait de plus en plus vite. Il ne s'arrêtait que pour boire un verre, debout au comptoir de quelque bistrot. Juste le temps de constater qu'il n'y avait personne de sa connaissance. Jamais il n'avait réussi à se faire un ami. Jamais il n'avait réussi à garder une fille qui lui avait plu.
L'idée lui vint de relancer Agnès, une étudiante en philosophie avec qui il était sorti une ou deux fois. Il la trouva en compagnie de deux autres filles laides comme la mort et d'un jeune homme au regard fuyant qui parlait comme un livre. Un groupe de travail qui préparait une niaiserie d'exposé sur le principe du plaisir dans la culture occidentale. Agnès plaidait passionnément  la nécessité d'adopter une méthode plus critique et une démarche plus originale. Ses camarades n'étaient pas moins passionnés. La discussion s'embourba. Hamido les écouta se masturber avec Freud et ses incestueux personnages. Quand il fut rassasié de libido et de cogito, il partit sur la pointe des pieds.
Il quitta Agnès et ses camarades dans une fureur qui l'incita à martyriser sa moto. Il fonçait à toute allure, hanté par le dîner qu'il aurait voulu partager avec l'étudiante. Ils seraient certainement allés dans le restaurant où ils avaient lié connaissance. Ils y auraient savouré d’exquises brochettes de mouton accompagnées d’un succulent couscous à la sauce de légumes. Le chef serait lui-même venu déboucher la bouteille de grand cru. Un vrai nectar, capiteux et profond comme un gouffre. La conversation aurait rapidement pris la tournure gaillarde qui ouvre des brèches et autorise des audaces de langage et de gestes...
Une terrible envie de vengeance montait en lui au fur et à mesure qu'il envisageait tout le plaisir qu'ils auraient pu s'offrir. Hamido se mit à effrayer les passants avec la moto. Il leur fonçait dessus. Ses victimes restaient un court moment paralysées de peur puis hurlaient. Hamido attendait l’ultime instant puis les esquivait, les frôlant presque, avec la finesse de ses dix années de moto. C'était angoissant. C'était excitant. C'était délicieux. Ce petit jeu réussissait chaque fois. Hamido eut plus d'audace et s’en prit aux voitures qu'il croisait. Il fonçait sur elles tous feux allumés en klaxonnant à mort. La plupart du temps, le conducteur grimpait sur le trottoir en catastrophe. Hamido le voyait dans le rétroviseur qui criait des insanités. La vitesse, le danger et la panique de ses victimes lui procurèrent une excitation aussi intense que celle qu'il éprouva la fois où l’apprenti-philosophe accepta de l'accompagner en boite de nuit.
Ce soir-là, ils avaient littéralement pris racine sur la piste de danse. Deux lianes enlacées qui balançaient au rythme du blues. Agnès tremblait d’émotion dans les bras de Hamido qui murmurait son désir au creux de son oreille. Il lui décrivit les lames de feu qui lui mangeaient la chair, la boule d'épines qui déchirait son ventre, les laves volcaniques qui remontaient de ses tréfonds. Elle étouffa son délire d’un baiser sur la bouche. Hamido sombra dans un vertige tellurique. Tout tournait autour de lui pendant qu'il jaillissait littéralement dans son pantalon. Tétanisé par l'extase, près de s'affaisser sur la piste de danse comme un sac vide, Hamido devinait seulement le corps d'Agnès qui soutenait sa torpeur, les doigts d'Agnès qui caressaient sa chevelure, la voix d'Agnès qui déversait de l'or dans ses oreilles tandis que ses jambes à lui brûlaient du déferlement torrentiel de son incontinence. Alors, dans un bref éblouissement, Hamido se vit dans un verdoyant jardin verdoyant où couraient d'impétueux ruisseaux de lait et de miel. Un défilé de palmiers se déhanchait sous la caresse du vent. Des enfants vêtus de blancs lançaient au soleil des cerceaux scintillant de mille feux. Des oiseaux volaient si bas et si  lentement qu'on pouvait les attraper. Assis parmi des fleurs bleues, un vieillard fumait sa pipe, heureux.
Ce fut la même illumination que Hamido éprouva quand un conducteur aussi téméraire que lui freina brusquement en maintenant le véhicule sur la voie. Hamido se vit encastré dans l'avant de la voiture. Il ferma les yeux et hurla tout en essayant de dégager la voie. Il n'enregistra aucun choc.
Etait-ce parce qu'il avait franchi la frontière incertaine entre le plaisir et la douleur?
Les yeux de Hamido se rouvrirent sur un égout à ciel ouvert qui béait comme un crocodile affamé. Il n'avait pas fait dix ans de moto pour rien : un simple jeu d'embrayage et d'accélérateur, et hop! Il fit décoller l'engin et bondit par-dessus l'obstacle. Dans la rue, les passants étaient petits. Ils avaient tous la tête levée vers le ciel et pointaient leur doigt admirateur sur lui. La moto fonçait dans la douceur cotonneuse des airs par-dessus la ville qui ne montrait que lui, ne voyait que lui, ne parlait que de lui, n'enviait que lui. Enfin elle toucha terre. Un tonnerre d’applaudissements salua la maîtrise du pilote. Les badauds accoururent comme des moineaux mais Hamido ne perdit pas une seconde : il fonça en les abandonnant dans un nuage de poussière et de fumée.
Hamido se retrouva dans une autre boite de nuit. On y accédait par un étroit et ténébreux escalier qui descendait en colimaçon jusqu'au sous-sol. Il eut le sentiment de s'enfoncer dans des profondeurs abyssales. Une fille s’assit à sa table. Des éclairs de néon zébraient continuellement sa face de fugaces bandes colorées. Hamido entrevit successivement un nez bleu, des dents vertes, des yeux rouges et des joues jaunes. Par moments, tout le visage surgissait dans un éblouissement de lumière crue et violente. Mais Hamido clignait alors les yeux sans rien retenir d'autre qu'une impression d'extrême jeunesse et de beauté intense. La fille lui racontait quelque chose de vraiment drôle. Elle ponctuait ses propos d'un petit rire provocateur et de gestes larges traçant des arabesques bariolées dans l'air. A ce moment, les premières notes d'un rock endiablé se firent entendre. Elle se leva soudain et l'entraîna sur la piste de danse:
- Super ! C'est mon morceau. Viens danser !
Elle fut extraordinaire de fantaisie et d'humour. Bientôt un cercle d'admirateurs se forma autour d'eux. De toute la boite de nuit, ovations et applaudissements s'élevaient pour saluer leurs prouesses. Cinq minutes époustouflantes ! Puis une langoureuse salsa lui donna le loisir de goûter aux promesses de ce corps menu, souple, et incroyablement nerveux. Le charmant tourbillonnement de ses petits bras, le balancement de son cou, ses poses affolantes, son rire démoniaque achevèrent d'effacer sa mélancolie. La fille lui disait s'appeler Nathalie. Ses doigts étaient d’une finesse irréelle. Ils burent et dansèrent encore. Encore et encore. Puis ils sombrèrent d’épuisement et d’ivresse sur la piste de danse.
Les yeux de Hamido se rouvrirent sur les murs blancs d'une chambre inconnue et les dents blanches d'un homme en blouse blanche debout près de son lit.
- Alors, monsieur ? Déjà réveillé? Hier à deux heures du matin, on vous a emmené ici. Totalement inconscient. Un accident de la route. Votre moto s'est encastrée sous le châssis d'une voiture venant en sens inverse. Pour un homme ivre-mort, vous avez vraiment eu du pot !


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