Un
extrait de cette nouvelle a été publié sur ce blog lors de la « crise
alimentaire » qui avait fait, au mois d’avril, l’objet d’un reportage
d’Erik Orsenna dans Le Monde. La voici en entier. On verra que la malédiction
du pays est évoquée sous d’autres aspects plus subtils, plus cruels, notamment à travers la pernicieuse dégradation
communautaire engendrée par la ville – autre personnage central de cette
histoire comme de celle, encore très récente, du Niger : une capitale crée
quasiment ex nihilo par la colonisation.
Texte
éblouissant par sa simplicité, sa sensibilité écorchée et sa rage. Quand
l’humour noir, ou jaune, est méticuleusement servi par un réalisme tel qu’on en
oublie la posture littéraire et l’acte civique de provocation.
Et
aussi : « Tiens bon Bonkano » est le spectacle qui a été le plus
joué par la Compagnie Arènes Théâtre.
Béto dans le rôle de Bonkano. Photographie de Abddoul Aziz Soumaïla. |
Tiens bon, Bonkano !
Moi,
Bonkano, je ne tends pas la main vers le premier venu.
Je
ne demande pas l’aumône à n’importe qui. Surtout pas aux gens qui te traitent
de fainéant parce que tu as demandé une pièce pour manger. Ces petits types au
cœur desséché, d’habitude, je les reconnais de loin.
Mais
le gars de tout à l’heure avait l’air d’un monsieur vraiment bien. Il y avait
plein de monde à la station de taxis du Petit Marché. Je l’ai tout de suite repéré.
Le boubou très ample et très richement brodé, il marchait, balançant fièrement
une mallette noire. Le bon client quoi ! Il venait vers moi. Je me suis
mis sur son chemin, et j’ai tendu la main :
- Bénis
sois-tu, ô toi qui passe ma pitance !
Il
s’est arrêté. Et il m’a fixé droit dans les yeux. Il m’a regardé. Il m’a souri.
Et puis il m’a demandé :
- Comment
te nommes-tu ?
Comment
je me nomme ?
Voici
quelqu’un qui s’intéresse à mon nom avant de m’offrir quelque chose !
Depuis vingt ans, les gens se contentent de me héler : « Ho !
Hé ! » Certains n’ont même pas le temps de me désigner :
« Tiens ! Voici ! Voilà ! » Honnêtement, cela ne m’a
jamais dérangé. D’ailleurs, moi non plus je ne cherche pas à connaître leurs
noms. L’important ce n’est pas le nom des gens mais les actes qu’ils posent et
leurs conséquences.
Et
puis, qu’est-ce que ça fait si personne ne sait comment je me nomme ?
Qu’est-ce que ça fait, hein ?
Ça
fait : un nom, ça s’use quand on ne s’en sert pas. Eh oui ! J’avais
commencé à oublier mon nom… ça
fait que je suis resté là, souriant bêtement au monsieur de la mallette noire
qui a cessé de sourire. Il a pris son inspiration, il a levé le doigt à la
hauteur de mon nez. Il m’a dit… Aïe ! Il vaut mieux être sourd que
d’entendre ce qui sort de certaines bouches. Il m’a dit :
- Je
vais te donner un conseil. Un bon conseil. Un conseil d’ami…
Ils
me dévisagent. Ils pouffent de rire. Et moi, j’étais comme tétanisé par le
constipé qui me faisait la leçon en pleine rue.
- Tu
dois comprendre, mon cher, que la vie a changé. Tu dois te dire que… Tu dois
savoir que…
Il
a prêché chacun de ses commandements, en écrasant son index sur ma
poitrine :
- Tu
dois… Tu dois… Tu dois…
Les
gens riaient. Et moi ; j’étais là, bouche bée, foudroyé, incapable d’armer
la gifle que je lui devais, incapable de casser ma canne sur les dents de ce…
ce…
Par
Dieu, que je le rattrape seulement… Cette canne lui dira mon nom ! Je
finirai bien par le coincer quelque part dans cette ville.
Non
mais, pourquoi les gens ne donnent-ils que ce qu’ils ont de sale, de pourri et
de nauséabond ?
Une
fois j’ai suivi une femme bien sapée, parfumée et pomponnée. Tout brillait sur
elle. La peau, les vêtements, les bijoux.
Je
l’ai suivie jusque dans sa demeure. J’imaginais la maison aussi brillante que
la maîtresse. Je me suis retrouvé dans une décharge publique après la pluie.
Mais bon, j’y étais déjà entré. Je ne pouvais plus ressortir sans rien dire. Je
suis resté juste au seuil du portail, le plus loin possible de cette saleté. Et
je criais le moins possible :
- Donnez-moi,
vous par qui ma faim sera comblée !
Et
je priais très fort intérieurement :
- Mon
Dieu, faites qu’elle ne m’entende pas ! Faites qu’elle n’ait rien à
donner… Bon Dieu, s’il te plaît, épargne-moi du don de cette femme ! Hé
bon Dieu, tu ne vas pas me faire ça ! Voici qu’elle me sourit. Elle me
tend une casserole…
Mon
père m’a toujours dit qu’on ne refuse pas un don. Mais ça ! Ce qu’il y
avait dans la casserole ? C’est du poison : un rôti de poulet,
grouillant de vermines grosses comme la morve d’un enrhumé. J’ai filé.
La
bonne dame criait après moi :
- Holà
le mendiant, attends ! Hé, ho ! Mais attends !
Qui
va attendre ? Je suis un mendiant, moi, pas une poubelle !
Donnez, vous qui avez reçu…
O passants
Pensez aux…
- Comment
te nommes-tu ?
Ce
petit constipé à la mallette bourrée de vérités m’a vraiment eu ! Il y
avait plein de monde à la station du Petit Marché, et c’est à lui seul que je
me suis adressé. Vraiment, l’âne que tu montes, jamais ses oreilles ne sont à
portée de mains quand il te terrasse. Est-ce obligé de décliner son identité –
nom – prénom – date – et – lieu – de – naissance pour recevoir l’aumône ?
Ce qui m’énerve le plus c’est que j’ai voulu répondre
à ce fanfaron. Je ne devais même pas. Les gens qui donnent, ils donnent. C’est
tout. Ils ne demandent rien.
Donnez
Donnez,
vous qui avez reçu
O
passants…
Et en plus, c’est moi que ce minable accuse de…
Est-ce que, moi, j’ai cherché à venir dans cette ville ? Je ne voulais
même pas. J’étais quelqu’un, moi ! Et je vivais tranquille dans mon
village.
Mais bon, la vie a fait ce qu’elle a fait.
Beaucoup de chefs de famille avaient fui dès le début
de la sécheresse. Je uis resté, moi ! Et j’ai affronté les yeux de mes
enfants et les soupirs de ma femme.
On nous annonçait des distributions de vivres partout
dans le pays sauf chez nous. La télévision nous montrait des ministres
souriants qui erraient chaleureusement la main des représentants
d’organisations donatrices. Derrière eux, s’entassaient plus haut qu’une maison
des sacs de céréales, des boîtes de sardine, et des cartons de lait en poudre.
Un matin, tout le village a formé une longue colonne qui s’est ébranlée en
direction de la capitale.
Pourquoi moi je continuerais à attendre ?
Nous avions marché en silence. Cinq jours. Poussés
par l’espoir de manger et de boire enfin. Cinq nuits. Hantés par l’image de ces
ministres gras et luisants comme des ports.
Au sixième jour, nous voici aux abords de la
capitale. Des militaires viennent à notre rencontre avec les mêmes camions qui
distribuaient de l’eau et des vivres. Nous improvisons un chant en hommage aux
guerriers des temps modernes qui ne combattent plus leurs semblables, mais la
faim.
Le chef des soldats exige le silence, puis se lance
dans un long discours.
- Mes frères, mes
sœurs, comme vous le savez, la sécheresse a été envoyée par le bon Dieu pour
punir nos anciens dirigeants. La cupidité de ces renégats est désormais
démasquée. Vos souffrances sont terminées. Le pouvoir appartient à l’armée. Le
nouveau Gouvernement sera aidé. Les pays amis l’ont promis. Désormais, tous les
enfants du pays sont filles et fils de la même mère. Le Nouveau Gouvernement
l’a décidé. Plus personne ne mourra de faim dans ce pays. Le Nouveau
Gouvernement l’a juré.
C’est
le délire dans nos rangs d’affamés : applaudissements, you you, cris de
joie. Certains ont même trouvé la force de danser.
- Silence !
Le
sergent n’a pas fini. Sa voix est maintenant dure et pleine de reproches.
- J’ai reçu l’ordre de ne
laisser personne entrer dans la capitale. Le Nouveau Gouvernement a promis de
vous aider. Retournez dans votre village et attendez là-bas. La capitale est
déjà pleine comme un œuf. Chacun doit rester à sa place. Vous n’êtes pas des
citadins. La ville n’est pas bonne pour vous. Rentrez chez vous avant qu’on ne
vous chasse. Le Nouveau Gouvernement…
Un tonnerre de protestations
étouffe le reste.
Nous nous remettons à marcher
vers cette ville qui semblait contenir toute la nourriture de la terre. Les
soldats mettent un genou à terre. Ils pointent leurs armes sur nous. Le sergent
crie des menaces. Est-ce qu’une vache morte a encore quelque chose à craindre
du couteau ?
Nous avançons, décidés à
mourir sur place plutôt que d’aller crever loin des caméras de la presse
internationale. Les soldats ont le doigt sur la gâchette. Ils suent. Ils
tremblent. Ils ont peur. Le sergent menace toujours. Mais sa voix n’est plus
qu’une plainte larmoyante :
- Encore un pas et vous êtes
mort… Je vous en prie mes frères !... Rentrez chez vous, pardon ! …
N’avancez plus sinon… C’est à toi que je parle non ! S’il te plaît recule
ma sœur ! Ne m’obligez pas à tirer !
Le sergent n’a pas ordonné le
tir. Mais nous n’avons pas été admis dans la Capitale. On nous a parqués comme
des chèvres rebelles dans un vaste enclos, cerné de barbelés. Un camp d’accueil
pour les populations éprouvées par la famine. Des milliers d’hommes, de femmes
et d’enfants entassés sous des tentes de toile. Les gens appelaient ça Le
Lazaret.
On nous donnait à boire, à
manger, et même des soins. Le soir, on nous parlait de l’exode rural, de notre
prochain retour à la maison, à la responsabilité et à la dignité.
Le Lazaret était une ville
hors de la vie. Une parenthèse dans laquelle l’avenir c’est le prochain repas.
Tout autour, il y avait la capitale qui semblait toujours en fête avec
l’émerveillement des klaxons et des néons. Mais attention ! les soldats
veillaient. Aucun de nous ne pouvait s’échapper.
Le Lazaret était dirigé par
Monsieur Patrick, un jeune volontaire que tout le monde appelait Maïgari
Patrick. Nous l’aimions bien à cause de son humilité et sa bonne humeur.
Un jour, Maïgari Patrick a
convoqué tous les adultes en réunion. Ce jour-là, il avait une mine lugubre et
le regard bas.
- Mes amis ça ne va
pas ! Nous sommes 4 746 femmes, hommes et enfants. Nous consommons une
tonne de vivres et de médicaments par jour. Depuis dix jours nous ne recevons
plus d’aide. Nos réserves actuelles nous permettront de tenir au plus deux
semaines. Si nous réduisons la consommation des adultes de moitié, nous
pourrons gagner trois semaines supplémentaires. Mais après, c’est la mort. J’ai
fait des calculs ! Si la tendance se maintient, dans six semaines nous
serons tous morts de faim…
Un immense fou rire envahit
l’assistance. Les gens se tiennent le côtes et se donnent des tapes dans le
dos. Maïgari Patrick devient tout rouge :
- Non mais qu’est-ce que vous
avez ? Je vous assure que ce n’est pas une blague. Tenez, regardez !
J’ai réalisé des statistiques et des schémas pour vous permettre de visualiser
la situation.
Alors toutes sortes de
courbes et de diagrammes défilent sur l’écran géant disposé derrière lui.
Maïgari Patrick fait parler les images :
- Dans les quatre prochaines
semaines, les 854 enfants et les 391 femmes enceintes du camp vont fatalement
succomber à la famine, puis vers la cinquième semaine suivront les hommes
malades. A la huitième semaine, il n’y aura ici qu’une centaine de jeunes gens
de moins de 20 ans. Ils seront tellement éprouvés qu’ils auront l’air
d’octogénaires grabataires.
La démonstration est pleine de
rigueur. Les gens sont morts de rire. Finalement, un vieillard demande la
parole.
- Maïgari Patrick ! Il y
a ici plus de vivres que nous n’en mangeons en un an. Et puis ce sont pas les
sacs de vivres qui empêchent la mort. Ou alors nous ne mourrons pas de la même
mort. D’après vos calculs nous sommes des anciens morts. Et pourtant, vous
voyez bien que nous sommes vivants. Hey ! Vous ne pouvez pas chiffrer la
volonté de Dieu.
Alors Maïgari Patrick devient
complètement hystérique :
- Ah bon c’est ça ? C’est
donc vrai qu’on ne peut pas vous traiter en en personnes responsables et en
adultes ! Eh bien, moi je vais vous apprendre à vivre. Bandes
d’inconscients. Si vous croyez que vous allez continuer à vivre au-dessus de
vos moyens et sur le dos du monde… Désormais, il va falloir vous
ajuster ! Vous mangerez à la
sueur de votre front ! Et ceux qui ne suivront pas la marche de la
rationalité, je les débarquerai hors du camp. Ils s’arrangeront avec les militaires.
Et eux, vous le savez, ils se feront un plaisir de vous renvoyer à votre
brousse. Oui, on va vous ramener sur vos arbres. Là vous pourrez continuer à
rire comme des imbéciles. Vous… Vous…
Le lendemain les choses ont
vraiment changé dans le camp. Moi, j’ai été intégré dans une équipe chargée du
transport des vivres. Notre travail consistait à vider les magasins où était
stockée l’aide alimentaire pour garnir les domiciles de certains individus qui
étaient déjà grands, gros et gras : des officiers de l’armée, des hommes
d’affaires, des notabilités politiques et autres profiteurs au statut mal
défini. Nous ne travaillions que pour engraisser les voleurs qui mendiaient en
notre nom.
A la première occasion, je ne
suis pas remonté dans le camion qui nous ramenait au Lazaret. Je ne voulais
plus servir de fonds de commerce pour les bandits des grands salons. Je voulais
travailler, moi ! Gagner assez d’argent pour retourner au village.
J’ai erré dans la ville
proposant mes services à qui voulait. Je dormais là où le sommeil m’avait
surpris.
Je pensais rapidement remonter
la pente. Mais il y avait dans la ville trop de gens affamés, prêts à se vendre pour une bouchée de pain.
J’ai encore connu la faim. La
vraie faim. Oui, moi, Bonkano du village de Fafa, je suis devenu mendiant.
Donnez
Donnez, vous qui avez reçu
O passants
Pensez aux pauvres
Prêtez à demain
…
Extrait de "Un guerrier Dendi", bande dessinée de Sani à paraître. |
Au début, j’ai cru qu’il
suffisait de réciter mécaniquement des versets du Coran au feu rouge. J’ai cent
fois tendu une main vide et un regard plein de détresse vers des passants qui
ne me regardaient pas. J’ai mille fois raconté comment la famine a dévoré ma
femme et mes enfants à des gens qui ne m’écoutaient pas.
Ça ne sert plus à rien
d’exhiber la purulence de sa lèpre au dégoût des âmes sensibles, ni d’exposer
ses douleurs au trouble de la mauvaise conscience. Ça ne marche plus.
Ça ne marche plus depuis
que la télévision, les organisations humanitaires du Nord et les ministres des
affaires étrangères du Sud ont banalisé le malheur. Les grossistes de la misère
et les courtiers de la catastrophe ont intoxiqué la charité. Ils ont convaincu
chacun que son prochain est un lointain ; que ce qui se passe ailleurs est
toujours plus urgent, plus grave ; que le don est exécrable parce qu’il
humilie les individus ; que l ‘Aide est préférable parce qu’elle
n’atteint personne. Maintenant quand tu dis aux gens :
-
Voyez comme je
souffre !
On t’assure que tu vas
très bien. On te montre des reportages télévisés. On t’invite à pleurer sur des
charniers, des camps de réfugiés et des ghettos à l’autre bout du monde. Il y a
trop de malheurs intéressants sur terre.
Finalement tu ne sais
même plus ce qu’il faut faire pour force les gens à regarder autour
d’eux ; à côté d’eux, là tout près, sous leurs yeux.
-
Fais-moi don
d’une pièce, ô toi mon frère, donne-moi !
Il passe. Tu as beau
crier et tendre la main jusque sous son nez :
-
Fais-moi don
d’une pièce, ô toi ma sœur, donne-moi !
Elle n’a même pas le
temps de te regarder.
Ils passent tous sa ns voir. Comme
s’ils avaient de la braise dans la culotte. Ce n’est pas qu’ils se détournent.
Non, ils passent comme si tu étais transparent. Ils te traversent. Et ce sont
les plus gentils ! Les autres prennent un malin plaisir à te couvrir
d’insultes :
-
Kaî !
Fiche-moi la paix ! Tu ne peux pas travailler comme tout le monde ?
Ça, ça te donne envie de
disparaître sous terre. Un vrai coup de poing en pleine figure. Alors, tu
baisses la main. Tu baisses les yeux. Tu cèdes le passage. Tu t’aplatis contre
le mur, en te demandant combien de gens ont été témoins de ta honte.
Après un coup pareil, tu
n’as plus vraiment le goût de tendre la main vers le passant suivant. Tu n’as
plus la force de parler. Tu te places sur son chemin, de façon à être vu, la
main tendue, le regard implorant. Dans ta tête, il y a une petite voix qui
demande :
-
Qu’est-ce qui
sera le plus humiliant : s’il passe sans me regarder ou s’il me jette une pièce
par terre.
Alors ça te prend
l’envie de te coucher sur leur chemin. Là, par terre. Au milieu du trottoir.
Non ! En travers. Et de tout ton corps ! Et puis, de pourrir tout de
suite. Sinon il y en aura qui viendront t’enjamber ou carrément te marcher
dessus.
La
générosité a vraiment déserté les cœurs. Les gens ne croient plus à rien. Ils
n’espèrent plus rien. Ils se sont délestés de leur conscience. Avant, on
pouvait leur dire :
Ouvrez vos yeux sur mes plaies
Ouvrez-vous les portes du paradis !
Ils donnaient. Ou alors ils
te souhaitaient d’avoir plus de chance avec un autre. Et ils avaient honte de
manger à côté d’un affamé. Mais c’est fini tout ça : maintenant, on mange
les affamés.
- Tu dois te dire que les
autres ne peuvent pas travailler pour te nourrir ! Tu dois savoir que ce
n’est pas facile pour personne ! Tu dois…
Tout ce pays ne vit que de
mendicité. Mais c’est à moi seul qu’il reproche de tendre la main… Parce que
justement moi, je ne m’en cache pas. Quand je n’en ai pas, je demande à celui
qui en a. C’est tout !
Il y a quand mêmes des
rencontres qui te font plus mal que la faim, la perte des personnes qui te sont
chères ; des rencontres qui t’empoisonnent le cœur et la tête pour
longtemps. Non mais, pourquoi les gens parlent-ils sans réfléchir un peu ?
Un jour, je suis entré
dans la maison de la femme la plus prétentieuse du monde. Elle n’avait rien à
donner, ou bien elle ne voulait pas : c’est pareil. Alors elle m’a
dit :
-
Si seulement, je
pouvais mendier moi aussi !
Prétentieuse !
Prétentieuse et menteuse ! N’est pas mendiant qui veut !
D’abord il faut
connaître la ville. De fond en comble. Saison par saison, jour par jour, heure
par heure il faut savoir où se positionner. Ensuite, il faut savoir observer
les gens. Apprendre à reconnaître les petits types au cœur de pierre et à la
parole pourrie. Il faut aussi maîtriser plusieurs langues. Il y a de petites
âmes qui te laisseront mourir de soif simplement parce que tu ne sais pas
demander de l’eau dans leur langue maternelle.
Le mieux c’est de ne parler aucune langue susceptible d’exciter leur tribalisme et leur régionalisme. Pour ça il suffit de réciter quelques formules en Arabe. Ils n’y comprennent rien, mais qu’importe. L’objectif n’est pas de communiquer mais de désarmer l’indifférence. Les temps sont durs.
Le mieux c’est de ne parler aucune langue susceptible d’exciter leur tribalisme et leur régionalisme. Pour ça il suffit de réciter quelques formules en Arabe. Ils n’y comprennent rien, mais qu’importe. L’objectif n’est pas de communiquer mais de désarmer l’indifférence. Les temps sont durs.
Et les gens encore plus.
Mais il faut les comprendre : les rues sont envahies de mendiants de tous
poils.
Des jeunes, des vieux,
des femmes, des hommes, des handicapés, des bien portants, des faux mendiants,
des mendiants occasionnels, des clandestins, des furtifs, des intermittents,
des fraudeurs, des illégaux de toutes catégories.
Vous avez les petits
types minables qui parcourent les rues, équipés de fausses ordonnances médicales,
le visage chiffonné, et la bouche ornée d’une histoire plus que
pathétique :
-
Bonjour grand
frère, ma femme est couchée sur la table de la maternité. Donnez-moi mille
francs sinon elle va mourir avec le bébé.
Vous avez aussi le
mendiant qui laisse croire qu’il est au-dessus de la mendicité. Le commis bien
habillé avec valise de diplomate, cravate et tout. Il vous tombe dessus avec un
sourire faux. Il prend l’air de celui qui se retrouve dans la gêne, par
distraction ou par négligence.
-
Excusez-moi,
monsieur, mais il m’arrive quelque chose de drôle…
C’est le
coup de la dame bien sapée, rouge à lèvres, talons aiguilles, et sac à main en
faux croco. Elle arrive, pressée et affolée, en brandissant la clef de sa
prétendue voiture.
-
Bonjour
monsieur, excusez-moi de vous déranger… Voilà, je suis venue faire des achats
dans ce magasin… Bon vous savez comment ça se passe : on vient pour une
chose, on en ressort avec dix autres auxquelles on ne pensait pas en entrant.
Résultat : mon porte-monnaie est vide. Le problème c’est que je constate
que le réservoir de ma voiture aussi est vide. Je suis en panne sèche !
C’est bête ! …Est-ce que vous voudriez bien m’avancer trois mille francs
pour me dépanner ? Je vous le rendrai dans un quart d’heure.
Ça marche toujours. Ce
que jolie femme veut bien, ce n’est pas vilain mâle qui l’empêche. Le pauvre
gars crache le morceau en se racontant tout un roman. Evidemment il n’aura ni
la proie ni l’ombre.
Alors il deviendra
insensible au désespoir qui tend la main dans les rues.
Vous avez aussi ces faux
croyants qui surgissent à la fin de la prière avec un chapelet de formules
toutes faites à la bouche :
-
… Mes chers
frères en Islam… Hier, il y a eu un incendie chez nous. Mon père a été
gravement brûlé. Nos vivres aussi. Mon père est dans le coma depuis trois
jours. Je n’ai pas mangé depuis une semaine… merci ! Dieu te
bénisse ! …. Que Dieu vous bénisse !
Ou encore les grands
messieurs, bonnet rouge et bazin brodé, qui envahissent l’écran après les
mauvaises récoltes :
-
Communauté internationale !
La situation agro sylvo pastorale est catastrophique. Nous accusons un déficit
alimentaire de l’ordre de 30 000 tonnes. Le cheptel est décimé. Au
secours ! Aide d’urgence. Solidarité internationale ! Communauté
internationale ! Nous avons la main tendue !
Evidemment, ça n’est pas
un mendiant, c’est un ministre.
En vérité, ce n’est pas
la générosité qui a disparu. C’est la misère qui a prospéré. La méchanceté
aussi. Moi, je ne cesse pas de me dire :
-
Tiens bon,
Bonkano, ne baisse pas les bras, garde ta main tendue !
Dès l’aube, je me poste
près du pont au croisement des trois rues. Tous ceux qui cherchent quelque
chose viennent là pour offrir un sacrifice crépusculaire : les fiancés
anxieux, les épouses délaissées, les employés menacés de chômage, les cadres en
mal de promotion, les politiciens aux ambitions inassouvies, bref tous les
petits blessés et les grands malades de la vie.
Souvent, j’attends
longtemps et pour rien. Personne ne vient demander l’aide de Dieu ni le coup de
pouce du diable. C’est à croire que personne, dans cette ville, ne brûle de
désir, ne souffre de détresse, ne couve quelque rêve excitant ou quelque haine
tenace.
Ensuite, je vais les
attendre à la mosquée. Là, je demande la miséricorde pour tous les croyants et
même pour les autres : Rien ! Personne pour dire :
« Tiens ! »
Après la mosquée, je
vais dans les quartiers ; avec l’espoir de me faire offrir les restes du
dîner de la veille, des carreaux de sucre ou même une ou deux petites pièces de
monnaie.
-
Avez-vous bien
dormi, bonnes gens ? Soyez bénis, vous par qui passe ma pitance !
Donnez ! Dieu vous le rendra au centuple !
Il faut frapper à toutes
les portes. Dans les rues, c’est pareil : rien que des passants pressés et
agressifs.
Dieu merci, je réussis à
gagner ma vie malgré les pingres et les méchants. Que Dieu nous prête seulement
longue vie, qu’il nous ramène l’abondance, et avec elle la charité !
O passants
Pensez aux pauvres
Prêtez à demain
Quelqu’un pour me faire aumône
Quelqu’un pour me donner !
Qui pour me faire don d’une
pièce ?
A force de tendre la
main vers toutes celles qui voulaient bien me donner, j’avais même commencé à
mettre quelque chose de côté : une pièce par-ci, une autre par-là. Et
petit à petit, me voici arrivé au jour qui aurait dû être le dernier de ma vie
de mendiant. J’avais mon plan. Il était bon. A la fin de cette journée,
j’allais arrêter ce foutu métier et commencer une nouvelle vie… Enfin c’était
ce que je croyais.
Mais c’était un jour
comme aujourd’hui. Un jour de mauvais rencontres. Un de ces jours où la vie se
passe loin de toi. Tu as beau aller vers elle, elle est toujours devant.
Toujours plus loin.
Ce jour-là, la police
ramassait les vagabonds pour les jeter hors de la vue de je ne sais plus quels
hôtes de marque. Je me suis retrouvé pris dans une rafle. Les policiers m’ont
jeté dans leur fourgon jusqu’au poste. Là, ils se sont saisis de la vieille
chaussette qui me servait de bourse. Ils l’ont ouverte : surprise et
émerveillement.
-
C’est pas
possible ! Eh, les gars venez voir ça !
Voici une bonne dizaine
de policiers brandissant leurs matraques :
- Y a quoi ? Y a
quoi ?
Leurs yeux tombent sur
mon bien. Leurs matraques leurs tombent des mains. Et tous ensemble :
-
Où a-t-il pris
tout cela ?
Un brigadier
ordonne :
-
Comptez-moi
ça !
Ils ont compté. Le
compte était bon. Ils ont tout noté dans un calepin et ils m’ont fait signer.
Ensuite, ils m’ont conduit dans le bureau du commissaire.
C’est là que j’ai
compris que les voleurs ne sont pas ceux qu’on croit.
-
Tu dis t’appeler
Bonkano ? Tu n’as aucune pièce d’identité sur toi. Par contre, tu
transportes la coquette somme de 997 000 francs. Explique-moi un peu cela… Ah
oui ! Toi, tu fais des économies ! Et tu es devenu millionnaire… Un
mendiant millionnaire !
Le commissaire trouvait
que c’était trop pour moi seul. Pourtant, ça m’a pris dix-sept ans ! C’est
à dire 204 mois. Pour simplifier, considérons que les mois ont trente jours…
Voilà ! ça fait 6 120 jours ou encore… 73 440 heures. Je ne compte que des
journées de douze heures de travail : à peine 15 francs l’heure.
15 francs l’heure !
Le commissaire était scandalisé :
-
Ne vous moquez
pas ! Moi, je suis commissaire de première classe, docteur en droit et
docteur en criminologie ; et je travaille depuis neuf ans. Je n’ai aucune
économie. Je n’ai que des dettes.
J’ai eu envie de lui
dire que moi, Bonkano, je ne suis pas devenu mendiant pour me nourrir du
travail des autres, que lui, il avait la chance de pouvoir organiser son
avenir. Mais j’ai eu peur de le vexer. J’ai gardé le silence. Lui, il a enchaîné :
-
Ne m’oblige pas
à te faire mal. Dis-moi où tu as volé cette somme.
-
Non mais, mon
commissaire, vous m’accusez de vol ?
-
Tout à fait. Tu
l’as volé !
J’ai juré sur tous les
saints, sur tous les prophètes, sur tous les livres saints. J’ai continué à jurer
au tribunal. Les gens riaient à gorge déployée quand j’ai sorti ma calculatrice
pour reconstituer mes économies. J’ai expliqué que pendant dix-sept ans je n’ai
pas cessé de dire :
-
Tiens bon !
Ton plan est bon. Garde la main tendue !
Le juge m’a donné six
mois. Et maintenant ce petit minable vient me…
-
Je vais te
donner un conseil. Un bon conseil ! Un conseil d’ami ! … Tu dois
comprendre que chacun doit travailler pour construire le pays !
… Je le tuerai !
Tu as beau courir, je
t’aurai ! C’est sûr que nos chemins finiront par se croiser dans les rues
de cette ville, alors tu sauras qui je suis.
A quoi bon ?
S’il trouve son bonheur
à m’humilier en pleine rue, eh bien qu’il le prenne ! Moi Bonkano de Fafa,
je luis fais aumône de cette joie.
O passants
Pensez aux pauvres
Prêtez à demain
Quelqu’un pour…
Une fois quand même j’ai
fait une vraie rencontre. C’était une belle matinée d’hivernage. Je me suis
arrêté devant le portail d’une maison plutôt riche. En tous les cas les
propriétaires ne doivent pas être dans le besoin.
Ça se voit surtout au
portail. Les gens qui sont dans le besoin, ils ne ferment pas leur maison.
C’est peut-être une façon de laisser la porte ouverte à toute aubaine qui
viendrait à passer.
Bref, j’ai frappé à
cette porte.
-
Bonnes gens, que
le Très Haut vous gratifie de sa miséricorde, vous qui pensez aux
indigents !
On m’a ouvert. Un joli
brin de femme avec un sourire doux comme une bénédiction. Elle m’a fait entrer.
Je l’ai suivie à travers la vaste cour. Elle balançait devant moi un derrière
vraiment rassasié.
En réalité je ne pensais
pas à ces choses-là. C’est normal : je suis un mendiant. Les femmes ne me
remarquent pas. Sauf quand je fais suffisamment de bruit avec ma litanie :
-
Donnez, bonnes
gens, donnez !
Evidemment elles
entendent : donnez des restes de casseroles, donnez des noix de colas,
donnez des carreaux de sucre. Pas plus. Dieu merci c’est déjà beaucoup. Et puis
il faut dire que je n’ai jamais demandé plus.
La dame m’a conduit à la
cuisine. Elle m’a offert des mets tellement beaux qu’on a pas envie de les
toucher, ni de les souiller de sa salive.
Et elle s’est arrêtée
tout près de moi. Pour bavarder. Elle voulait que je lui parle de la ville
qu’elle ne connaissait pas. Elle se plaignait d’être trop occupée du réveil au
coucher. Si au moins on lui confiait des courses à faire ! Mais non !
Elle était cloîtrée du matin au soir ; alors qu’elle n’était même pas
mariée.
Elle me parlait comme si
elle me connaissait depuis toujours. Et moi je ne mangeais pas. J’avais les
yeux perdus dans les siens qui étaient vifs, qui semblaient chercher quelque
chose.
Je l’écoutais. Sa voix
était une mélodie.
Alors j’ai eu une
révélation : depuis la grande sécheresse je n’ai pas défait le pagne d’une
femme. Plus de vingt ans ! Où avais-je l’esprit ? Comment ai-je donc
pu vivre en me préoccupant seulement de manger et de dormir ?
Pourtant je rencontre
beaucoup de femmes. Tous les jours. Partout, je rencontre des femmes de tous
les âges, de toutes les tailles, de toutes les conditions. Ce sont elles qui ne
me rencontrent pas. Elles ne me voient pas. Elles ne me regardent même pas.
Leus yeux ne tombent que sur ma sébile de mendiant.
Celle-ci me regardait.
Elle me parlait. Elle riait. Et ses yeux étaient de plus en plus
brûlants :
-
Ils sont tous
sortis en ville. Je suis seule. Aucun ne reviendra ici avant 11 heures.
Il n’était même pas 9
heures. Plus de deux heures. Seuls ! Et si elle avait remarqué que… je
suis un homme ?
Non ce n’est pas
possible ! Pas avec moi, voyons !
Me voici en sueur. Dans
ma tête, une voix crie :
-
Tiens bon
Bonkano ! Garde la main tendue ! Demande ! De toutes les façons,
c’est ton métier. Tiens bon ! Il n’y a pas de honte à demander. Au pire,
elle refuse. Et puis après ? Allez, vas-y ! Demande ! Demande et
on te donnera…
La dame s’approche
encore :
-
Il fait chaud
aujourd’hui. Viens donc par ici !
Sa main sur mon épaule
est à la fois douce et impérieuse. Elle m’introduit dans le salon. Une vaste
pièce bourrée de fauteuils profonds comme la mort, et fraiche comme le paradis.
Vraiment, il y a des gens qui n’ont pas besoin de mourir ! Nous sommes
restés longtemps dans ce paradis sur terre.
Mais je n’ai pas osé.
Les jours suivants, j’ai
beau m’égosiller devant le portail personne n’est venu m’ouvrir.
Ce n’est pas
grave ! Que Dieu nous prête longue vie seulement !
Qu’il mette encore sur mon
chemin un vrai regard, un vrai sourire, quelqu’un d’humain.